Le Mémorial de la Communauté israélite portugaise de Tunis. Les Grana (1710-1944) - Itshaq Avrahami

Orot Yahdout Hamagreb
Institut de recherche et de publication des œuvres des Rabbins sépharades, Lod 1997.
En France, disponible chez Mr Amar,  Tél. 01 39 86 40 69  au prix de 187 F,  port inclus.
En hébreu.
Importante présentation en français; documents en langues espagnole,  italienne et française.

La publication de cette thèse soutenue à Ramat Gan en 1982, si importante pour l’histoire des liens entre Juifs tunisiens et livournais, comblera tous ceux que frustrait la barrière linguistique. Certes l’essentiel de la thèse est écrit en hébreu mais l’importance et l’intérêt de la présentation en langue française qui l’accompagne - 49 pages - et les nombreux documents en langues espagnole, italienne et française suffisent à en justifier l’acquisition par des non hébraïsants.

Fils de Rabbi Yossef Brami - secrétaire au début du siècle du Grand Rabbin de Tunisie - Itshaq Avrahami, pionnier dès 1944 des kibutzim tunisiens, joua dès 1973 un grand rôle dans l’Institut de recherche sur le judaïsme oriental et sépharade. Par sa femme italienne, Anna Avrahami Foa1, Itshaq Avrahami était bien placé pour établir une synthèse entre Juifs italiens et tunisiens.

Bien de nos lecteurs seront tentés d’aller directement à l’important texte espagnol du XVIIIème siècle que constituent les Escamot somptuaires de la communauté portugaise de Tunis (pp. 22- 42). Ils s’interrogeront sans doute sur cette curieuse communauté qui se dit portugaise mais rédige ses propres lois dans un castillan très classique, encore à peine archaïque. Le Portugal n’est-il chez elle qu’un mythe ? C’est moins simple que cela. Comme l’a dit Gérard Nahon de la Communauté Portugaise d’Amsterdam, celle de Livourne fut créée autour d’un noyau de Marranes portugais. Certes l’essentiel de ces Portugais descendaient de ceux des expulsés espagnols de 1492 qui avaient trouvé refuge au Portugal pour s’y voir christianisés de force. Certains avaient regagné l’Espagne au début du XVIIème siècle, mais n’avaient pas perdu pour autant l’usage du portugais, même s’ils avaient entretenu l’espagnol comme langue de culture. Ainsi le portugais fut-il la langue parlée et même judiciaire et administrative des communautés sœurs d’Amsterdam et de Livourne. Pourquoi celles de Bordeaux et de Tunis - celle-ci au départ presque exclusivement filiale de celle de Livourne - optèrent-elles pour l’espagnol ? Pour des raisons, semble-t-il voisines : Bordeaux, comme Bayonne, étaient proches de l’Espagne. Tunis comprenait depuis 1609 une énorme population morisque hispanophone2 dont le rôle social essentiel dut peser auprès des Livournais sur un plan linguistique. Pour autant ce groupe pluriculturel resta fidèle à son identité particulière. Les dayanim et masares continuèrent de se présenter comme ceux de la Nação portugueza de Tunez3 Curieusement ce titre de Nação subsistait même dans un texte espagnol. Notons que la prononciation portugaise persistait puisque, comme nous le révèlent les transcriptions phonétiques hébraïques des Ketubot, le nom Rodriguez par exemple, était prononcé à la portugaise Lodriguez. Mais si les textes des Taqqanot et Escamot révèlent un espagnol de bon aloi, certaines notes nous frappent par un curieux sabir hispano-italien.

Laissant de côté la tendresse que suscitent ces vestiges linguistiques ibériques, hélas oubliés depuis près de deux siècles, on reste séduit par la culture juive et arabe d’Avrahami, arabisant chevronné, qui lui permet d’expliquer de façon vivante, à travers ces restrictions sévères du luxe, toutes les particularités locales dans l’habillement, les bijoux, les festivités, la coiffure, le fard, l’ameublement, les relations sociales avec les Maures. Haïm Zafrani, dans son remarquable “Juifs d’Andalousie et du Maghreb”4,  évoque les Taqqanot restreignant dans les communautés marocaines les dépenses excessives, le port de bijoux et l’étalage de parures. Ces textes rédigés en hébreu, en arabe et en castillan, contiennent infiniment de détails encore inédits. Zafrani regrette que les ouvrages anciens qui décrivent les cérémonies du mariage et de la circoncision notamment, ignorent complètement cette documentation. Sur ce point, l’ouvrage d’Avrahami devrait le combler. Voici quelques extraits des taqqanot ou escamot livournaises de Tunis.

Tecanot y escamot quitada del Libro antiguo de nuestro K.K. de Portugueses Tunes a 9 Tisri 5487 (14 octobre 1726) :

[…]

5° Que no puedan salir las mugeres fueras de su casas con camisa que tena oro ni plata eseto la nobia el primero ano de casada como tambien que no pueda salir con calzon de oro ni menos la nobia. (Que les femmes ne peuvent sortir hors de leur maison avec une chemise comportant de l’or ou de l’argent, excepté la jeune mariée durant la première année du mariage, étant entendu cependant que ne pourra sortir avec un caleçon en or même une jeune mariée.)

[…]

10° Que no puedan hyr las mugeres en casa de moros a bailar foeras . (Que ne puissent aller les femmes dans les maisons des moros pour danser à l’extérieur.)

Copia de las Escamot que se hyzieron en el K.K. de Portugueses en Tunes a 20 Tisri 5497 (25 septembre 1736)

[…]

2° Que ninguna muger ni donzella pueda hyr al baño, o sea «hamam», ni en casa de moros con ninguna suerte de xoyas ni xalxales solamente con el «quidusin» ni menos hyr al baño con fotas lavoradas con sintas, ni meno de las nobias solamente, con fota de algodon o de hylo sin poderle hazer ninguna suerte de lavor … (Qu’aucune femme ni jeune fille ne puisse aller au bain, ou au “hammam”, ni dans une maison de moros avec toutes sortes de bijoux ni bracelets, si ce n’est seulement l’anneau de mariage, pas plus que d’aller au bain avec des serviettes (la fouta tunisienne) ouvragées, pas même les jeunes mariées, à la seule exception des serviettes de coton ou de fil sans qu’elles puissent comporter aucune sorte d’ouvrage…).

Ce qui frappe les spécialistes des autres communautés hispanophones en terre d’Islam, c’est que des textes en langue espagnole aient été transcrits à Tunis en caractères latins, alors que l’usage de cette langue n’était autorisé en Orient ou au Maroc qu’avec le support de caractères hébraïques. Je suppose que les Juifs portugais ont bénéficié implicitement du privilège rare qu’avaient reçu les Moriscos arrivés en Tunisie en 1609. Ces derniers avaient été expressément autorisés à utiliser l’espagnol écrit et parlé, et s’étaient d’ailleurs signalés jusqu’à la deuxième moitié du XVIIIème siècle par une très intéressante et abondante activité littéraire.

Certes, l’essentiel du travail d’Avrahami est consacré à l’étude des dissensions tuniso-livournaise, ce qui se comprend, vu l’importance quantitative dans les archives qu’il étudie, des textes qui s’y rapportent. Je ne pense pas qu’il faille consacrer la terminologie Grana et Twansa parlant des Juifs livournais et de leurs coreligionnaires tunisiens. L’un et l’autre termes sont la forme arabe de “Livournais” (gorni au singulier, grana au pluriel, d’après l’espagnol Ligornes à rapprocher du nom de la ville en arabe : El gorn, et en anglais : Leghorn ), et de “Tunisien”. Le terme arabe Twansa n’était jamais utilisé en langue française ou italienne, quant au terme Grana, s’il était parfois employé en français ou en italien, c’était avec un contenu plutôt ironique. Avrahami nuance d’ailleurs ces oppositions, insistant sur l’étroite coopération entre rabbins. En 1741, Isaac Lumbroso sera choisi comme rabbin par les deux communautés. Avrahami récuse le terme de «schisme» souvent utilisé pour définir la séparation des communautés au début du XVIIIème siècle. Les Livournais joueront un rôle important dans la création des écoles modernes destinées à accueillir les enfants juifs pauvres des deux rites. Ils assureront les soins gratuits aux indigents, y compris dans le cadre de l’hôpital israélite, à une époque ou le Dr Guglielmo Levi, né à Livourne et venu de Padoue, cumulait la direction de l’hôpital israélite et de l’hôpital italien, symbolisant ainsi la double mission des Livournais auprès de deux peuples pauvres, le petit peuple juif de la hara, et le peuple catholique de la “Petite Sicile”.


Enfin Avrahami, en retrait sur une position moins nuancée exprimée précédemment, ne reprend pas le thème de “l’arabisation” des Livournais au XVIIIème siècle, avant une italianisation entamée au XIXème par l’influence, a-t-on dit, de nouveaux émigrés. Il constate au contraire que l’espagnol reste la langue de la mémoire. On pourrait même préciser que l’italianisation fut parallèle à Livourne même et à Tunis et fut, paradoxalement, la conséquence de la domination française avec la Révolution et l’Empire entraînant l’éveil de l’idée de Nation en Italie, et l’affaiblissement des particularismes. Cette italianisation gagna aussi, avant le Protectorat, les élites juives tunisiennes. Contrairement à ce qui fut parfois soutenu, la direction de la communauté portugaise resta pour l’essentiel entre les mains des familles les plus anciennement établies à Tunis.

Il reste qu’il faut expliquer les tensions psychologiques collectives opposant Livournais et Tunisiens. Faut-il y voir seulement, comme le suggère Avrahami, d’une façon peut-être un peu anachronique, l’opposition Orient-Occident ? Faut-il conclure que les Juifs tunisiens auraient montré plus d’indépendance que les Marocains et les Algériens, refusant de confier les responsabilités communautaires aux megorashim ? Il me semble que Haïm Zafrani nous donne la réponse car, au Maroc, il fait bien la distinction entre l’accueil réservé aux exilés de 1492, très bien reçus par leurs frères marocains, et prenant très tôt la direction des communautés, et les Marranes des XVIème et XVIIème siècles, reçus avec distance malgré leur retour parfois passionné au judaïsme, auxquels on refusera toute responsabilité, au point de contester aux Cohen leurs privilèges rituels habituels.5 Sur le même plan, rappelons, au XVIIIème siècle, les démarches des notables juifs tunisiens, notamment le caïd Cohen Tanugi, pour faire châtier les francs-maçons livournais. Dans la longue durée, c’est bien cette tache originelle qui conférait aux descendants des Marranes leur caractère impur, conservé plus de deux siècles dans la mémoire collective enfouie. S’y ajoutait certes l’arrogance traditionnelle espagnole aggravée par la conscience aristocratique de caste de ceux qu’on appela la Nacion ou la Nação, ou encore les “gens du négoce”.

Le bilan cependant, et Avrahami le montre bien, fut amplement positif, et cette thèse a le grand mérite de souligner les influences réciproques qui enrichirent tout le judaïsme tunisien d’une incomparable ouverture culturelle.


Lionel Lévy

Comments