France

«Chinois de France» ne veut rien dire

Annabelle Laurent, mis à jour le 28.06.2010 à 18 h 55

La communauté chinoise n'est ni homogène ni soudée. Eclairage après la manifestation de Belleville du 20 juin.

Des milliers de Chinois ont manifesté à Belleville dimanche 20 juin pour réclamer leur «droit à la sécurité» alors qu'ils disent être victimes d'agressions et de vols violents perpétrés, selon eux, par des groupes de jeunes vivant à Belleville ou dans d'autres quartiers de l'est parisien. Ils étaient 8.500, près de 20.000 selon les organisateurs. Du jamais vu pour cette communauté d'ordinaire discrète. Un tel rassemblement a pu donner l'impression d'une communauté homogène et soudée. Il n'en est rien. Le simple fait de parler des «Chinois» ne veut pas dire grand-chose, tant il existe au sein de la communauté, formée de migrants venus à différentes époques et pour des raisons diverses, de différences, culturelles et autres.

En France, comme dans la capitale, on distingue trois principales communautés chinoises: les Chaozhou (aussi appelés Teochiu), les Wenzhou et les Dongbei. Les Wenzhou, qui avaient appelé à la mobilisation de dimanche, formaient l'immense majorité du cortège parisien. Quelques centaines de Dongbei étaient présents, parmi lesquelles figuraient la plupart, voire la totalité, des prostituées chinoises de Belleville particulièrement victimes de ces violences. Presque aucun Chaozhou ne s'était joint à eux. Qui sont les Chinois de France, d'où viennent-ils et comment s'intègrent-ils?

Combien sont les «Chinois de France»?

La France est le pays d'Europe qui compte le plus de personnes originaires de Chine. On estime la communauté à 600.000 ou 700.000 personnes, d'après Pierre Picquart, spécialiste du monde chinois. Il faut s'en tenir à ces estimations, le recensement français ne tenant pas compte compte de l'origine ethnique.

Les sources nationales françaises (OMI, OFPRA, ministère de l'Intérieur) permettent d'analyser les flux migratoires et de fournir une typologie des migrants chinois en fonction de leur catégorie administrative. Les chiffres obtenus sont toutefois très éloignés de la réalité: par exemple entre 1990 et 1999, l'OMI et l'OFPRA ont enregistré 43.481 Chinois entrés en France. Ils sont sans doute beaucoup plus.

Ce décalage s'explique aussi bien par le nombre de sans-papiers que par toutes les personnes «d'origine chinoise» qui sont naturalisées ou nées en France.

De plus, les migrants des années 1970, d'origine chinoise, mais provenant directement du Laos, du Cambodge ou du Vietnam obtenaient le statut de réfugié politique grâce aux passeports de ces pays en guerre. Ils n'ont donc jamais été officiellement considérés en France comme «Chinois». Les Frères Tang, à l'origine de la chaîne de supermarchés qui porte leur nom, en sont un très bon exemple. Originaires du Laos, ils ont acquis la nationalité française à leur arrivée en France, mais se considèrent bien comme des Chinois –Tang est un nom chinois.

Où sont-ils?

Plus de la moitié des Chinois de France vivraient dans la région francilienne (jusqu'à 60%). Les non-Franciliens habitent Marseille, Lille, Toulouse, Lyon, etc. Parmi les Franciliens, 40% vivraient à Paris intra-muros. De nombreuses mégalopoles ont leur «Chinatown» mais Paris compte plusieurs quartiers chinois. Le XIIIe arrondissement (Triangle de Choisy) est le plus connu, mais c'est aussi le moins chinois aujourd'hui (seuls 14% Chinois résident dans ce quartier selon une enquête). Arts et Métiers est le plus ancien encore existant (le premier, l'îlot Chalon, a été rasé), Belleville le plus chinois. Il y a aussi le Faubourg-Saint-Martin, la Chapelle, Crimée. La banlieue compte aussi une importante communauté chinoise, surtout dans le nord-est et l'est parisien: Pantin, Stains, Bobigny, Ivry, Villejuif, Kremlin-Bicêtre, Gennevilliers, etc...De nombreux Chinois du XIIIe ont quitté le quartier dans les années 1970-80 pour Marne-la Vallée où les incitations à l'achat étaient fortes à l'époque.

Trois origines principales

Sur cette large communauté de 600 à 700.000 personnes, «on pense qu'il y a 150.000 Chaozhou aujourd'hui, et plus de la moitié de Wenzhou, soit 350.000 au moins, explique Donation Schramm, spécialiste de la communauté chinoise en France. Il doit y avoir au moins 10 à 15.000 Dongbei, presque tous dans la région francilienne, plusieurs milliers d'étudiants de toute la Chine et plusieurs milliers de Chinois d'autres origines, regroupés en communautés de 2,3, 4 ou 5.000 personnes». Malgré leur nature hypothétique, ces chiffres rendent compte de l'ampleur de la communauté Wenzhou, la plus grande communauté chinoise de tous les pays d'Europe.

Wenzhou: une immigration économique très soudée

Les Wenzhou, principale communauté chinoise de France, sont nés en Chine. Ils tiennent leur nom de la région de Wenzhou au sud de la Chine, dont ils sont originaires.  Celle-ci comptant Qingtian et Wenzhou, «petit» port de 8 millions d'habitants, à 400 km en dessous de Shanghai, on peut également les appeler Wenzhou-Qingtian.

Les Wenzhou sont arrivés en France les premiers, il y a plus d'un siècle. Le premier émigré chinois dont on connaît l'histoire est arrivé en 1888 de Qingtian. C'était un colporteur qui vendait de la pierre stéatite, répondant ainsi  au goût français pour les «chinoiseries» comme quelques centaines d'autres colporteurs après lui. L'immigration s'intensifie lors de la Première Guerre mondiale, pendant laquelle l'armée française recruta plus de 100.000 travailleurs chinois afin de participer à la Grande Guerre. Au lendemain du conflit, environ 3.000 d'entre eux –pour la plupart originaires de Wenzhou– choisirent de rester à Paris, et s'installèrent dans un quartier de la gare de Lyon, l'îlot Chalon, qui fut pendant 50 ans le premier quartier chinois de Paris, avant d'être rasé dans les années 1970. Ils se sont ensuite installés dans le quartier des Arts et Métiers (rue du Temple, rue du Maire) où ils se sont spécialisés dans la maroquinerie et la confection, puis à Belleville, où ils représentent 85%, voire 90% de la communauté chinoise.

La communauté Wenzhou est très soudée par une véritable chaîne migratoire ancienne, organisée, et constamment renouvellée, les «nouveaux» rejoignant des familles ou des proches souvent mariés avec des enfants et déjà «établis» économiquement en France. Ils viennent d'une région très pauvre, rurale, ont un niveau d'études assez bas: c'est pour gagner de l'argent et offrir un avenir à leurs enfants qu'ils sont venus en France. Un objectif atteint pour une grande majorité d'entre eux grâce à ce réseau familial et cette solidarité particulièrement forte. Suffisamment nombreux pour vivre en cercle fermé, ils ont évolué avec succès dans le cadre d'une économie «ethnique». Si le secteur d'activité de la première génération tourne autour du commerce, des services, de l'artisanat, de la confection, restauration, maroquinerie) leurs enfants travaillent aujourd'hui dans tous les secteurs d'activités français.

Chaozhou: réfugiés politiques des années 1970

Les Chaozhou –du nom d'une ville côtière du Sud-Est de la Chine– connus aussi sous le nom de Teochiu ou Teochew, sont des Chinois de la diaspora. Ils ont quitté leur pays d'origine il y a plus de quatre siècles pour s'établir dans toute l'Asie du Sud-Est. Notamment dans trois pays de l'ex-Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge). Dans les années 1970, ils se réfugient en France et obtiennent le statut de réfugiés et souvent la nationalité française. Les premiers Chaozhou arrivent en France en 1970, les derniers en 1985-1987. Certains d'entre eux sont des «boat people», même si aucun Chinois ne s'appellera ainsi. Notamment parce que cela les renvoie à une histoire très dure, que souvent «les parents n'ont jamais évoqué à leurs enfants».

Avant d'immigrer en France, les Chaozhou étaient urbains, lettrés, d'un certain niveau social et culturel, et comme habitants des colonies françaises, souvent francophones et plutôt francisés. Leur intégration en France est alors très rapide. Leurs diplômes n'étant pas reconnus, ils se tournent vers le commerce, notamment dans le triangle de Choisy formé par l'avenue de Choisy, l'avenue d'Ivry et le boulevard Masséna.

C'est au moment de l'installation des Chaozhou dans le XIIIe arrondissement que les Parisiens prennent vraiment conscience de leur présence. Comme le XIIIe devient peu à peu trop petit pour les accueillir, ils s'installent progressivement à Belleville à partir de la fin des années 1970. Aujourd'hui, si leur présence reste visible dans le XIIIe arrondissement à cause des commerces, peu de Chaozhou y habitent encore. Ils ont également quitté Belleville. Beaucoup résident en banlieue, notamment à Marne-la-Vallée. Très intégrés à la société française, ils travaillent dans tous les secteurs de la société. Leurs habitudes culturelles, alimentaires sont très distinctes des autres communautés, leur attachement à la France et aux lois plus fort.

Dongbei: une immigration isolée et précaire

Depuis un peu plus d'une dizaine d'année, la France voit arriver une nouvelle population d'immigrés en provenance de plusieurs provinces du nord et nord-est de la Chine, collectivement appelés Dongbei. C'est par origine géographique que l'on rassemble les Dongbei, il ne s'agit pas d'une communauté au sens propre du terme. Il n'existe aucune solidarité spécifique entre eux.

Contrairement à leurs compatriotes Wenzhou, les Dongbei sont urbains, mieux éduqués, en majorité des femmes (70%), d'âge mûr (la quarantaine), anciens petits cadres appartenant à une classe moyenne en Chine. Face aux Wenzhou dont le niveau moyen de scolarité tourne autour du primaire ou secondaire, beaucoup de Dongbei affichent un niveau d'études supérieur à la moyenne nationale avec des diplômes de lycée ou d'université. Dans les années 1990, les grandes entreprises d'état (textile, sidérurgie, métallurgie...) ont fermé ou licencié massivement.

Provenant de régions sans tradition migratoire vers l'Europe, les Dongbei, migrants pionniers, sont venus «à l'aventure» sans connaître quiconque en France. Inspirés par la réussite des Wenzhou, aspirant à une meilleure réussite car urbains et plus lettrés, ils se retrouvent en position de faiblesse face à la solide chaîne migratoire des Wenzhou. Une grande majorité vit dans la précarité. Ce n'est que très récemment que certains Dongbei ont pu ouvrir des magasins.

Ces femmes isolées, souvent divorcées en Chine, ont quitté leur pays et tout laissé derrière elles, parfois y compris leur enfant. Sont alors véhiculés tous les clichés courants de mauvaise vie et de petite moralité des femmes seules ou divorcées. Une grande majorité des prostitués chinoises sont des Dongbei. Les Wenzhou jugent d'un très mauvais œil leurs compatriotes.

Différents... et divisés

Les différences culturelles ont créé une vraie rupture entre les communautés, chacune ayant son propre dialecte, sa propre histoire. Il n'existe pas entre elles de réelle solidarité; les Chaozhou, Wenzhou et Dongbei se mélangent peu. Les mariages «mixtes» demeurent l'exception, infirmant totalement l'idée d'une communauté chinoise homogène et soudée.

Les Chaozhou, surtout, vivent coupés des Chinois de Chine, qu'ils méprisent, les considérant parfois comme des «campagnards». En témoigne par exemple l'existence à Belleville de deux associations de commercants, l'une pour les Chaozhou, et l'autre pour les Chinois de Chine. L'absence des premiers à la manifestation organisée par les seconds le montre aussi.

Cet isolement des Chaozhou s'explique également par leur intégration à la société française, en décalage avec celle plus lente des Wenzhou et Dongbei, qui ne parlaient pas français quand ils sont arrivés il y a 10, 20, 30 ans. La première génération ne le parle pas beaucoup plus aujourd'hui. La France, qui était un refuge choisi et définitif pour les Chaozhou est une destination plus provisoire pour les Wenzhou et Dongbei qui arrivent aujourd'hui, tout franchissement de la frontière vers un pays voisin étant envisageable.

Cela dit, si l'appartenance communautaire des nouvelles générations reste fort, leurs modes de vie et les secteurs d'activité ont bien sûr beaucoup évolué, les enfants Wenzhou et Dongbei nés en France –qui portent des prénoms français– servant d'intermédiaires à leur aînés grâce au français qu'ils apprennent à l'école, et s'intégrant plus tard dans des quartiers et des secteurs économiques «hors de la communauté».

Annabelle Laurent

L'explication remercie Donatien Schramm, Président de l'Association Chinois de France-Français de Chine et spécialiste de la communauté chinoise de Belleville, et Pierre Picquart, docteur en géopolitique auteur d'une thèse sur les Chinois de Paris.

Photo: Nouvel an chinois/maza34 via Flickr License CC by

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