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A voir cette prestigieuse et solide notoriété
dont semble, aujourd'hui encore, s'entourer le nom de Claire Heureuse,
on est, à première vue, toujours tenté d'y
voir le reflet magnifié d'un renom de cour, le produit du
rayonnement d'un nom (celui du Fondateur),vivace et profus, tout
au cours de notre histoire, et dont elle n'aurait été,
en fait, qu'un des multiples effets. Pourtant, à la considérer
de près, la gloire impériale, s'il en a jamais été,
de cette femme qui a vécu centenaire, n'a -t-elle pas été,
comparée à d'autres, que de très courte durée
(1801-1807), et un regard même sommaire, par exemple, sur
des contemporaines telles Suzanne Louverture et la reine Marie-Louise,
épouses d'hommes d'Etat au demeurant, tout aussi célèbres
que Dessalines (Toussaint Louverture, Henry Christophe ), ne les
montre-t-il pas plutôt pâlotes et leurs noms, le plus
souvent, relégués dans l'oubli? Force nous est donc,
on le voit, de faire montre de plus de circonspection et de nous
demander si, dans de cette étonnante vitalité d'un
nom (il n'a cessé tout au long de l'histoire d'inspirer poèmes
et pièces), n'entrerait pas beaucoup plus, tout bien consideré,
le fait bien plus probant d'une attachante particularité
qui n'a laissé de frapper tout au cours de la longue vie
de Claire Heureuse.
Née en 1758 à Léogane, de Bonheur Guillaume
et Marie-Sainte Lobelot, famille de condition modeste, Marie Claire
Heureuse verra très tôt son éducation confiée
à sa tante Elise Lobelot, gouvernante chez les religieux
de l'ordre de Saint-Dominique. C'est dans cette atmosphère
que l'on imagine toute de piété et de recueillement
qu'elle aura à passer une vie dont on ne sait malheureusement
rien sinon que l'heure venue, elle se donnera en mariage à
Pierre Lunic, maître-charron responsable des ateliers de l'habitation
des Frères de Saint-Jean de Dieu dont elle deviendra, du
reste, assez tôt veuve (1795). Est-ce à mettre sur
le compte d'une éducation fortement pétrie de préceptes
bibliques, ou bien d'une disposition d'âme toute exceptionnelle?
Cette femme, dont rien ne laisse présager une destinée
d'impératrice, ne laissera très tôt de faire
montre, vis-à-vis de qui la sollicite, d'une générosité
et d'une disposition à secourir confinant tout bonnement
à la sainteté et ce, fait remarquable dans un contexte
meurtri de préjugés raciaux et des haines les plus
larvées, sans discrimination de couleur ni d'aucune sorte.
Déjà lors du siège de Jacmel en 1800
siège qui, aux dires de certains, lui vaudra, quoique sur
une échelle certainement plus réduite, de figurer
bien avant Florence Nightingale, comme la première infirmière
de guerre connue de l'histoire ne manquera-t-elle pas de
se distinguer hautement à la considération de tous
quand, nous rapporte-t-on, la ville ravagée par la famine
et par la mort et au bord de succomber, elle parvient, par sa seule
force de persuasion, à obtenir du général Jean-Jacques
Dessalines, un des commandants des troupes assiégantes, et
qu'elle verrait à l'occasion pour la première fois,
l'autorisation de pénétrer dans les murs porter aide
et assistance aux blessés? Et, «le surlendemain,
on vit sortir de Léogane un cortège de femmes et de
jeunes filles, montées sur des mulets courbés sur
le fardeau des provisions alimentaires, des médicaments et
divers objets de pansement.(...) Claire-Heureuse tira de l'angoisse,
de la mort, des centaines de vieillards, de femmes et d'enfants.
Elle alluma le feu sous des trépieds improvisés, éplucha
les légumes elle-même..., on la vit déballer
des caisses de médicaments et panser, avec l'aide de ses
amies de Léogane, de nombreux blessés de guerre»(1).
L'attrait irrésistible des contraires jouant sans doute
à plein encore une fois, on assistera en émoi, le
21 octobre 1801, tout juste après la guerre civile, à
l'étonnant et incompréhensible mariage de cette femme
au rugueux et vindicatif Dessalines. Elle ne laissera alors de conserver,
même «au faîte des honneurs, toujours égales,
son humeur, sa douceur, sa charité active, sa force de volonté
dans le bien et son élégante simplicité de
murs». Elle légitimera des enfants adultérins
de son époux et plus tard, impératrice, continuera
auprès des infortunés un engagement qui se poursuivra
même après Pont Rouge. Se placant visiblement hors
de ce temps de règlements de compte et de récrimination,
son quotidien avec l'illustre tyran la voit redoubler de courage
et de bon cur, s'intéresser au sort des prisonniers,
désapprouver publiquement la violence du massacre des Francais
dont elle n'hésitera nullement, pour sauver nombre d'entre
eux, à braver la fureur proverbiale de son mari. La scène
est célèbre du sauvetage de Descourtilz, racontée
par Descourtilz lui-même, qu'elle cache, sous son propre lit,
et dont elle ne parvint à obtenir la vie sauve qu'à
force de supplications, et, en dépit de la présence
ce jour-là de nombre d'officiers et aides de camp, en se
traînant à genoux et en pleurs, aux pieds de Dessalines(2).
Après la séquestration dont, aussitôt après
son assassinat, furent l'objet les biens de Dessalines, Claire Heureuse
qui, quoique sans moyen aucun de subsistance, n'accepte pas l'invitation
de Christophe à s'installer dans la famille royale du Nord,
ne tarda pas à tomber dans la gêne. Elle vécut
dans l'indigence à Saint-Marc jusqu'au jour du 21 août
1843 où, suite à la requête bienvenue d'un membre
proche du pouvoir, M.J. Charlot, le gouvernement consent à
lui allouer une pension viagère annuelle de 1200 gourdes(3)
dont elle jouit jusqu'en 1856, année où fut arrêté
sous des accusations fallacieuses et exécuté sommairement
(le 2 juin) sous l'empire de Faustin 1er le général
César Dessalines (petit-fils de Jean-Jacques Dessalines).
L'empereur manifestant peu après, à son retour de
campagne, le cordial désir de lui faire ses hommages, elle
ne le reçut point et crut bon de manifester publiquement
sa réprobation en gardant ce jour-là portes closes.
Pour attirer alors sa bonne grâce autant sans doute que pour
poser au protecteur, l'empereur ne trouva pas mieux alors que de
faire voter le 22 juin 1857 une loi qui, triplant la pension de
la veuve Dessalines, la porte à 300 gourdes par mois. Claire
Heureuse, offusquée et prise d'un profond dégoût,
refusa catégoriquement de toucher désormais une pension
dont l'augmentation si ostensible ne laissait aucun doute quant
a l'intention réelle d'un gouvernement impérial aux
abois et désireux, à grands renforts de moyens de
faire oublier ses méfaits.
Un an après, aux Gonaïves où elle avait pris
demeure chez Mme Chancy(4), son arrière-petite-fille,
loin de tout bruit et de toute querelle, elle mourra, dans la nuit
du 8 au 9 août 1858, dans le plus extrême dénuement.
(1) Le Document, op.cit. pp88-89.
(2) Thomas Madiou, op.cit. Tome II, p258.
(3) Thomas Madiou, op.cit. Tome VII, pp533-534.
(4) Mme Chancy est la petite-fille de la princesse Célimène,
une des filles de son époux, légitimée au temps
de gloire. |