« Sofia » : le récit d’un délit de grossesse au Maroc

Ce premier film très remarqué de Meryem Benm’Barek illustre la fracture sociale qui parcourt la société marocaine à travers une naissance hors mariage, donc délictueuse.

Par Publié le 24 août 2019 à 16h00

Temps de Lecture 3 min.

Omar (Hamza Khafif) et Sofia (Maha Alemi), parents malgré eux.
Omar (Hamza Khafif) et Sofia (Maha Alemi), parents malgré eux. CURIOSA FILMS / WIAME HADDAD

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Sofia appartient à cette catégorie de films qui défient les bonnes manières de la critique : sa force réside dans son ressort dramatique ; or, celui-ci ne se détend qu’aux trois quarts de la projection, propulsant les personnages dans une direction inattendue, ouvrant des perspectives que le cinéma explore rarement. En ­dévoiler le mécanisme serait d’autant plus nocif qu’il ne s’agit pas ici d’un « twist » ludique, mais d’une invitation plus qu’énergique à regarder une situation, à la fois très marocaine et tout à fait universelle, en changeant radicalement de point de vue.

Rien de plus net que la situation de départ. Un déjeuner familial réunit deux sœurs et leur famille. Leila (Lubna Azabal) vit dans l’opulence. Elle a épousé un homme d’affaires français (qu’on ne verra jamais), sa fille, Lena (Sarah Perles), a fait des études de médecine. ­Zineb (Nadia Niazi) reçoit dans son intérieur un peu étriqué. Son époux, Faouzi (Faouzi Bensaïdi), s’apprête à sortir de la gêne en ­concluant une affaire grâce à l’entregent de sa belle-sœur. Leur fille, Sofia (Maha Alemi), à peine ­sortie de l’adolescence, s’affaire à la cuisine, avec une mine de ­déterrée.

En à peine une demi-heure, Lena aura diagnostiqué la grossesse de sa cousine, dont cette dernière n’avait pas conscience, et l’aura aidée à accoucher dans un hôpital de Casablanca, alors qu’au Maroc les relations sexuelles hors mariage sont passibles de prison.

Un scénario récompensé à Cannes et Angoulême

Ces séquences ont pour elles la concision, même si toute la vitesse du monde ne peut faire passer les lacunes du découpage, les libertés prises avec la vraisemblance. Meryem Benm’Barek n’a qu’une poignée de courts-métrages à son actif et, pour l’instant, sa puissance d’évocation (des situations, des idées) de scénariste dépasse encore son savoir-faire de réalisatrice. Les deux prix que son film a reçus, à Cannes (où il était présenté dans la section Un certain regard) et à Angoulême, ont salué le scénario de Sofia.

Peu importe, car, dès ces premières séquences, le choc entre le sort de Sofia et les institutions et coutumes marocaines se double d’un dialogue acerbe, d’abord déroutant puis fascinant, entre les deux cousines. L’incompréhension qui se creuse entre les deux jeunes filles se manifeste d’abord par la différence de langue : l’une est francophone, l’autre arabophone. Elle devient un gouffre lorsque l’on commence à discerner les stratégies respectives de Lena et de Sofia.

Derrière le visage buté

La première tient à faire prévaloir les droits des femmes, à punir le garçon dont sa cousine est ­enceinte, qu’elle tient pour un violeur. Pourtant, Omar (Hamza Khafif) n’a rien d’un ogre. Lorsque la famille de Sofia au grand complet rend une espèce de ­visite d’Etat à celle du jeune homme, on comprend qu’il s’agit moins d’obtenir réparation que de négocier une issue avantageuse pour tout le monde.

A ce moment, la victime semble encore maintenue à la périphérie des transactions : la fraction huppée du clan tente d’arranger les choses à force de dirhams, les parents de Sofia se préoccupent du qu’en-dira-t-on… Mais, peu à peu, Meryem Benm’Barek dévoile la personne qui se cache derrière le visage buté de Maha Alemi, ­l’actrice débutante qui tient le rôle-titre. La fille désœuvrée des séquences d’ouverture se mue en un être complexe, qui inspire bien d’autres sentiments que la compassion. Meryem Benm’Barek explore la frontière entre classes. Elle le fait avec une lucidité qui interdit les fausses pudeurs politiques et fait oublier les imperfections de cet impressionnant début.

Sofia, film français de Meryem Benm’Barek, avec Maha Alemi, Sarah Perles, Lubna Azabal (Fr.-Mar.-Bel., 2018, 80 min).

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