Françoise Dorléac, l'autre demoiselle...

Au travers de sa trop brève carrière de sept années, la sœur aînée de Catherine Deneuve a joué dans dix-sept films dont plusieurs chefs-d’œuvre. Sa disparition tragique, le 26 juin 1967, a privé le cinéma d’une immense star en devenir. Cinquante ans plus tard, sa voix rauque, son nez retroussé et ses taches de rousseur nous manquent toujours.

"Les étoiles, si on les regarde fixement, émettent une clarté vacillante, discontinue, et cette lumière nous arrive longtemps après leur mort. C’est une lumière qui doute d’elle-même, et ce mystérieux tremblement, cette hésitation entre l’être et le néant, nous captive", écrit Patrick Modiano dans le livre sur Françoise Dorléac qu’il a cosigné avec Catherine Deneuve*. "Telle était Marilyn Monroe qui doutait affreusement d’elle-même […]. Telle était aussi Françoise Dorléac. À la fois timide et audacieuse. Les gestes abrupts mais une souplesse d’algue. L’extravagance mais aussi les tourments secrets. Légère, éblouissante et le regard quelquefois triste." 

Françoise et Catherine Deneuve en 1960. Cette année-là, Françoise est sur tous les fronts: sur les écrans de cinéma dans Les portes claquent, et sur les planches du théâtre Antoine, où elle interprète Gigi, l’héroïne de Colette. RDA/Getty Images

C’est sur les planches du théâtre du Palais-Royal, en 1961, que le futur romancier, alors adolescent, découvre Françoise Dorléac dans Noix de coco, une pièce de Marcel Achard, avant de la rencontrer et de commencer à fréquenter l’appartement parisien du boulevard Murat, où elle vit avec ses parents et ses sœurs. "Il régnait dans cette famille de comédiens une atmosphère digne de certains contes de Marcel Aymé. Françoise et Catherine occupaient une chambre avec des lits superposés. Elles y ramenaient toutes sortes d’animaux, et même une souris. Et elles avaient fini par persuader le chat de ne pas manger la souris." 

Cette passion animalière ne quittera jamais Françoise qui mettra plus tard à profit ses tournages pour recueillir et sauver diverses bestioles et entraînera en permanence dans son sillage son chihuahua, Jaderane. Mais la grande affaire de la jeune Françoise, née avec le printemps un 21 mars 1942, demeure la comédie.

Françoise rêvait de théâtre et de cinéma depuis son plus jeune âge

Depuis son plus jeune âge, la petite fille rêve de théâtre et de cinéma. Rien de très étonnant avec son hérédité: un père acteur, Maurice Dorléac, une grand-mère qui a été souffleuse au théâtre de l’Odéon et une mère qui a passé presque trente ans dans ce théâtre et a prêté sa voix française à Olivia de Havilland: Renée Simonot-Deneuve, qui a célébré ses 105 ans en septembre dernier!

À 8 ans seulement, Françoise esquisse ses premiers pas de comédienne dans La Puissance et la Gloire, mise en scène par Louis Jouvet. Augure des plus prometteurs même si la pièce ne verra jamais le jour, Jouvet ayant succombé à un infarctus au cours d’une répétition. Après une scolarité turbulente, qui s’achève sept ans plus tard par son renvoi du lycée La Fontaine, Françoise s’inscrit au cours d’art dramatique Raymond Girard puis intègre le conservatoire d’art dramatique, sous la houlette de Robert Manuel qui lui offre son premier véritable rôle théâtral dans Gigi. Avec l’héroïne de Colette, qu’elle campe parfaitement avec ses anglaises et son nez mutin, elle aborde le registre de l’ingénue où elle va exceller.

"Exquise, charmante, drôle", elle ne souhaitait pas se cantonner à la comédie

La même année, elle débute au cinéma dans Les Loups dans la bergerie d’Hervé Bromberger, avant d’être lancée par La Gamberge de Norbert Carbonnaux, en 1962. Elle y donne la réplique à un jeune premier qu’elle a rencontré en décembre 1960 à l’Épi Club, une de ces boîtes de nuit branchées où elle est capable de danser des heures d’affilée sans fatigue: Jean-Pierre Cassel, dont elle restera l’amour de jeunesse.

Son jeu plein de fantaisie explose dans L’Homme de Rio, au côté de Jean-Paul Belmondo. Michael Ochs Archives/Getty Images

En 1964, elle trouve la consécration dans L’Homme de Rio de Philippe de Broca, cette comédie d’aventures trépidante dont Spielberg reconnaît s’être inspiré pour Indiana Jones. Pour l’irrésistible écervelée d’Agnès, le deuxième classe Adrien, alias Jean-Paul Belmondo, est prêt à tout, et Bebel lui-même garde du tournage comme de sa partenaire un excellent souvenir: "Exquise, charmante, drôle. Comme moi, confie-t-il à Madame Figaro, le 17 février 2017, elle aimait s’amuser. Nous faisions la bringue. Nous rentrions à 5 heures du matin et elle me disait avec cette voix inimitable: 'Ne t’en fais pas, on sera prêts demain.'" 

Mais Françoise, qui vénère Greta Garbo, rêve d’incarner la Dame au camélia, la reine Christine ou encore Catherine Earnshaw dans Les Hauts de Hurlevent. Elle ambitionne de devenir une très grande actrice et ne souhaite pas se cantonner à la comédie. "Audrey et Katherine, elle est les deux Hepburn à la fois", dit d’elle François Truffaut, son amant devenu ami. Il permet à sa "Framboise" d’aborder le registre dramatique dans La Peau douce où elle interprète Nicole, une hôtesse de l’air ayant une liaison avec un écrivain marié (incarné par Jean Desailly).

Catherine et Françoise étaient très complémentaires et très différentes à la fois

Mal compris à l’époque, le film présenté à Cannes en 1964 ne convainc pas le jury qui décerne la palme d’or aux Parapluies de Cherbourg, dont l’actrice principale est une certaine Catherine Deneuve. Le sort fait ainsi preuve d’ironie car, malgré le même environnement familial, la cadette de 18 mois de Françoise n’envisage pas de carrière dans le cinéma jusqu’à ce que son aînée lui mette le pied à l’étrier… "Tu sais, lui dit celle-ci en 1960, ce serait amusant que tu fasses des essais. Je dois tourner cet été un film qui s’appelle Les portes claquent et le réalisateur, Jacques Poitrenaud, cherche une jeune fille pour jouer ma sœur. Tu devrais y aller…"

La blonde et la rousse, le jour et la nuit, la glace et le feu… Malgré leur faible écart d’âge, les sœurs Dorléac ont des tempéraments, des centres d’intérêt et des amis très différents. Catherine vit déjà une existence adulte et rangée auprès d’un homme marié, Roger Vadim, et de leur fils, Christian. Françoise, elle, n’a fini par quitter le domicile parental que pour s’installer de l’autre côté du boulevard!

Avec sa soeur Catherine dans Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy. Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images 

D’apparence sage, assez discrète et réservée, Catherine se plaît à écouter et à regarder. Elle a davantage les pieds sur terre que son aînée, cette fille fantasque, exubérante mais aussi intransigeante, facilement moraliste et terriblement complexée par son physique, malgré ses défilés pour Dior ou Féraud. "Lorsque nous étions enfants, précise Deneuve, nous étions presque trop proches donc nous nous disputions énormément. Je dirais qu’on était presque comme des fausses jumelles, très complémentaires et très différentes à la fois." 

En 1966, Jacques Demy met en scène en s’en amusant ces différences dans ce film enchanteur que sont Les Demoiselles de Rochefort, où le destin se rit avec malice mais sans malignité des jeux de l’amour et du hasard. "Nous sommes deux sœurs jumelles/Nées sous le signe des Gémeaux/Mi fa sol la mi ré/Ré mi fa sol sol sol ré do", chantent les deux jouvencelles. "Du plomb dans la cervelle/De la fantaisie à gogo/Mi fa sol la mi ré/Ré mi fa sol sol sol ré do…" Françoise, qui a pratiqué la danse classique pendant des années, y incarne Solange, professeur de chant, tandis que Catherine interprète Delphine, qui enseigne justement la danse.

"Françoise est vraiment partie comme une promesse"

La réalisation de ce film si gai l’a été tout autant: "Avec le tournage des Demoiselles de Rochefort, nous avons eu l’impression de retomber en enfance, se souvient Catherine Deneuve. Nous habitions le même hôtel à la sortie de Rochefort, on ne se quittait pas, on disait des bêtises, on faisait des trucs, vraiment des trucs de mômes." 

Le 26 juin 1967, Françoise laisse Catherine et son fils dans le Var pour se rendre à l’aéroport de Nice. Elle doit assister à la projection londonienne de ces Demoiselles de Rochefort. En retard comme souvent, elle conduit trop vite la R20 de location sur l’autoroute glissante de l’Esterel où son destin se fracasse tragiquement dans les flammes. "Françoise, elle est vraiment partie comme une promesse, une promesse à qui l’on n’a pas laissé le temps de s’accomplir", écrit Catherine Deneuve, que ce deuil a anéantie. "Je pense que l’exaltation que l’on peut encore éprouver pour elle aujourd’hui tient beaucoup au fait qu’elle était sur le point d’éclore, qu’elle approchait de ce qu’elle allait devenir vraiment et que personne n’est capable d’imaginer." Ainsi naissent les mythes.  

*Elle s’appelait Françoise… Canal + éditions, 

Françoise Dorléac, l'autre demoiselle...
Françoise Dorléac interprète Solange Garnier dans Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy sorti en 1967.
Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images