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Art contemporain et sciences humaines : usages réciproques

Photographie, art documentaire

Marc Pataut et Philippe Roussin
p. 47-66

Résumés

L’article s’efforce de cerner ce que peut être aujourd’hui une pratique artistique documentaire dans le domaine de la photographie et de préciser la nature des rapprochements qui peuvent exister entre une telle pratique et certaines des démarches des sciences sociales. Il discute le cas du reportage écrit (William Vollmann) en le replaçant dans l’histoire longue du journalisme et dans le contexte de l’évolution récente des rapports entre information et médias de masse. Il dégage ensuite la singularité de la tradition documentaire en photographie, longtemps évincée par le reportage et le photojournalisme, et ce jusqu’à la fin des années 1970, aux États-Unis comme en France. Il présente ensuite le travail photographique de Marc Pataut et précise les rapports que ce travail entretient avec le terrain et l’enquête, deux réalités et deux notions qui appartiennent au champ des sciences sociales mais aussi à l’histoire de la pratique photographique. Il s’efforce enfin de décrire les procédures (durée, récit, montage) et les formes de collaboration (avec les sujets photographiés, avec des chercheurs de sciences sociales) qui définissent cet art documentaire.

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Texte intégral

William Vollmann, un anti-modèle de la démarche documentaire

1Parmi les exemples d’usages des sciences humaines par les pratiques artistiques, l’argumentaire de la journée « Art contemporain et sciences humaines. Usages réciproques : création, médiation, exposition » avance le cas de Poor People, l’ouvrage de l’auteur nord-américain William Vollmann, traduit en français en 2008, sous le titre Pourquoi êtes-vous pauvres ? Au fil de l’argumentaire, il est indiqué que le livre de Vollmann « emprunte à la sociologie le modèle de l’enquête » et « au genre de la sociologie visuelle, qui problématise précisément les procédures de qualification “artistique” des images produites ». L’ouvrage est décrit comme exemplifiant « une mobilisation accrue des outils “scientifiques” (modèle formel, protocole de production, format d’exposition) pour la production d’œuvres ». Enfin, il est, sans autre forme de procès générique, défini comme appartenant à la « littérature ».

2Il est significatif des confusions et des brouillages du temps présent qu’un ouvrage comme celui de Vollmann puisse être envisagé comme un travail ayant valeur d’exemple dans le cadre d’une réflexion qui entend s’ouvrir sur les manières dont l’art contemporain et les sciences humaines sont aujourd’hui susceptibles de collaborer et qui cherche à faire comprendre l’importance et les enjeux de telles interactions. Il est en effet impossible d’espérer conduire à bonne fin une telle réflexion et une telle démarche à partir du livre de Vollmann. L’auteur n’est pas un écrivain mais un journaliste d’après le nouveau journalisme américain des années 1960. Il est le contemporain des méthodes d’investigation, de l’extrême subjectivisme et du récit à la première personne du gonzo journalism associé au nom de Hunter S. Thompson (2004). Pourquoi êtes-vous pauvres ? n’appartient pas au domaine de la littérature mais à celui du reportage qui se veut littéraire. Comme les références nombreuses aux terrains de conflits présents dans son livre suffisent à le rappeler et comme son style même le marque, ce n’est pas la littérature qui constitue l’enveloppe culturelle du livre, mais plutôt la production actuelle de littérature journalistique et de reportage avec l’intention militante, le pathos de l’empathie et la volonté de démonstration sinon de propagande qui la définissent en grande partie. Il faut y ajouter le genre du reportage de guerre, dont le modèle est à l’œuvre dès le premier livre de l’auteur, An Afghanistan Picture Show (1992), qui raconte le séjour de Vollmann au pays des moudjahidin afghans lors de l’invasion soviétique du début des années 1980. Vollmann étudie la pauvreté et les inégalités en demandant aux pauvres : « Pourquoi êtes-vous pauvres ? » et, à l’aide d’interprètes, il recueille et accumule des réponses rémunérées qui, par son intermédiaire, nous arrivent de l’Asie du Sud-Est, du Japon, de Chine, de Russie, de l’Afghanistan des talibans, de Colombie, du Mexique, du Congo, du Kazakhstan ou encore des États-Unis. Si Vollmann est un auteur représentatif, il est moins le représentant d’une manière d’intégrer à ses récits les méthodes ou les données des sciences sociales que, comme le montre justement Michele L. Hardesty dans un article récent de Boundary 2, d’une façon d’investir le domaine de l’exotique. Il se présente en même temps comme un écrivain qui choisit de franchir les frontières des États, des classes ou des cultures pour tenter de comprendre et de représenter ceux qui sont de l’autre côté, de créer un personnage narratif qui est « la représentation réflexive de l’Américain à l’étranger », celle de « l’échec bien intentionné » (« a well-intentioned failure ») d’un personnage qui entre « en résonance avec l’imaginaire contemporain de la politique étrangère nord-américaine » (Hardesty, 2009).

3Pour comprendre ce qu’est Pourquoi êtes-vous pauvres ? il ne faut pas se situer sur le terrain des rapports ente l’art et les sciences humaines ni même sur celui des relations entre l’art et l’information, comme on nous y invite. Il faut plutôt considérer l’histoire du journalisme et ses évolutions récentes, celle du reportage écrit et photographique et la relation du reportage écrit et de la photographie à la presse, aux médias de masse et à l’information. Au milieu des années 1970, Life, Look, Fortune – les magazines illustrés qui, depuis la création de Vu en 1928, avaient assuré l’expansion de la photographie, en liant le sort de celle-ci à l’actualité et à l’information – ont disparu et, avec eux, le photojournalisme né dans les années 1930 (Frizot et de Veigny, 2009). En 1977, Douglas Davis pouvait déjà analyser les effets de cette crise généralisée de la presse illustrée sur la culture photographique :

  • 1  Toutes les traductions sont des auteurs. Voir aussi Douglas Davis, « Introduction », Photography a (...)

La photographie se tenant maintenant à l’écart des affaires du monde, y compris dans sa forme contemporaine, elle est un sujet sans risque pour les chercheurs, critiques, historiens et conservateurs. Life, Look et les quotidiens illustrés ayant disparu les uns après les autres, la photographie est plus à même de s’élever au rang de médium total, au-dessus de la pénible fonction d’informer le monde, qui échoit désormais aux informations télévisées […]. C’est ce que rappellent, article après article, des historiens d’art et des critiques rompus à envisager comme des activités bien distinctes, d’une part, la pratique de l’art, d’autre part, la pratique de l’information, des affaires et de la politique. Ils reconnaissent avec satisfaction que la photographie a fini par être à la fois histoire et objet. (Davis, 1977, p. 60-61)1

  • 2  « Images in which a genuine human feeling predominates over commercial cynicism or disinterested f (...)
  • 3  « From public to private concerns ».

4En 1967, Cornell Capa, frère de Robert Capa, photographe permanent de Life de 1946 jusqu’en 1954 puis membre de Magnum, avait organisé à New York l’exposition The Concerned Photographer, qui rassemblait des images d’André Kertesz, Robert Capa, David Seymour, Leonard Freed et Dan Weiner et établissait une histoire du photojournalisme. L’exposition devait circuler au Japon, en Italie, en Israël, au Royaume-Uni et en Tchécoslovaquie. Capa définissait les images de la concerned photography comme des « images dans lesquelles les sentiments humains authentiques priment sur le cynisme commercial ou le formalisme désintéressé »2. Dix ans plus tard, et un an après le livre de Davis, en 1978, l’exposition Mirrors and Windows du Museum of Modern Art donnait congé au photojournalisme au profit de la photographie artistique ; son organisateur, John Szarkowski, expliquait que les deux décades qui venaient de s’écouler avaient été marquées, avec le déclin des grands magazines, par le désintérêt pour les questions sociales et par un mouvement « allant des préoccupations publiques aux préoccupations privées » (Szarkowski, 1978)3.

  • 4  « Le marché de l’art est-il le baromètre du talent ? », table ronde, Paris, BNF, 25 avril 2000.

5Le photojournalisme avait lié le sort de la photographie au domaine de l’information et à l’actualité. La crise du photojournalisme devait causer une série de réactions en chaîne aussi importantes qu’inattendues. En France comme aux États-Unis, au sein d’un monde professionnel qui ne s’était jamais auparavant défini par rapport à une telle identité, le déclin du reportage d’information devait se doubler du surgissement de la notion d’auteur, reprise au cinéma des années 1960. La revendication de la position d’auteur dans le champ de la photographie signifiait, bien sûr, la liberté de choix du sujet et du traitement de ce sujet, par opposition aux contraintes du photojournalisme. Elle servait également à justifier le déplacement de l’inscription culturelle de la photographie, du domaine de l’information vers le domaine du musée. L’éclipse de la fonction d’information, qui avait jusque-là constitué la justification sociale première de la photographie, s’accompagnait parallèlement d’une valorisation esthétique et artistique du médium. L’auteur devenait la figure d’une activité professionnelle et sociale de production d’images répondant à la crise du photojournalisme et du reportage, dominants en France comme aux États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En France, le parcours d’un photographe comme Raymond Depardon a particulièrement illustré ce passage d’une culture de la photographie de presse et d’agences à la photographie d’auteur : « Ce que je reproche aujourd’hui à certains photographes, expliquait le photographe en 2000, c’est de ne pas se considérer comme des auteurs. Ils ont toujours ce vieux complexe que je connais bien […], le complexe du photojournalisme. […] Être journaliste pour rendre compte d’une réalité. »4 On peut comprendre l’utilité qu’il y avait à recourir à la figure de l’auteur, si l’on considère la double référence qu’elle mobilisait alors : la littérature (pour l’expression subjective) et le droit (pour la propriété des images).

6Tandis que les grands magazines illustrés subsistants redéfinissaient leur politique au détriment de l’information et au bénéfice des loisirs, de l’industrie culturelle et des images propres à la celebrity culture, la standardisation croissante du contenu photographique de la presse d’image, depuis le début des années 1980, est paradoxalement allée de pair, dans la presse écrite, avec un renouveau du reportage d’auteur. En France, à la fin des années 1970, le reportage subjectif et le reportage d’auteur des membres de l’agence Viva ou chez Depardon étaient présentés comme une alternative à Magnum. Ils étaient, en réalité, une réponse à la crise des rapports de l’information et de la photographie, qui découlait de la disparition des grands médias de la presse illustrée concurrencés par la télévision. Reportage subjectif et reportage d’auteur devaient être aussi l’occasion d’une critique de la figure héroïque du correspondant de guerre, cette variante du photoreporter qui était apparue dans les années 1930 au moment de la guerre d’Espagne avec Capa, et qui avait connu son moment d’apogée avec la guerre du Vietnam et les photographies de Don McCullin, de Nick Ult, d’Eddie Adams ou de Gilles Caron, mort au Cambodge sur le terrain en 1970, comme Capa auparavant, en Indochine, en 1954. Le reportage d’auteur et le reportage subjectif étaient aussi une manière de prendre ses distances avec la mythologie de l’événement et la présence dramatisée du photographe sur le terrain, mythologie et dramaturgie scellées dans la formule célèbre de Capa : « Si vos photographies ne sont pas bonnes, c’est que vous n’étiez pas assez près. » La guerre, depuis la guerre civile espagnole jusqu’à la guerre du Vietnam des années 1961-1975, avait été un de ces événements essentiels entrant dans la définition de l’actualité et de l’information par la profession. De même la guerre est-elle fortement présente chez Vollmann, depuis son premier livre, An Afghanistan Picture Show, jusqu’à Pourquoi êtes-vous pauvres ?, qui mélange et confond ad nauseam les terrains et les tableaux restitués des zones de la pauvreté des temps de paix partout dans le monde et les zones de la misère dans une géographie qui se veut située, celle des temps de guerre : la Bosnie en 1992, l’Irak des sanctions économiques de 1998, etc.

7Cette double critique de la figure héroïque du correspondant de guerre et de la mythologie de l’événement symbolisé par la guerre explique le rôle que la distinction entre reportage et photojournalisme a pu jouer en France dans un milieu comme celui de l’agence Viva, à la fin des années 1970. Le reportage y était alors valorisé contre le photojournalisme, aux motifs que le reporter n’était pas prisonnier de l’actualité immédiate, de l’événement, qu’il pouvait travailler sur une actualité plus longue, plus durable, découvrir ou inventer un sujet, dans la durée, « en profondeur ». Cette logique anti-héroïque, anti-spectaculaire et anti-événementielle du reportage d’auteur libéré de la tâche d’information a, depuis, produit des effets inattendus, quoique peut-être prévisibles. Au fantasme du photojournaliste se projetant dans l’action, présent sur le lieu de l’événement violent, et à sa manière de se faire oublier devaient succéder, par une inversion des termes, la présence distante du photographe maintenant confronté à l’absence de tout événement, le relevé anti-journalistique des traces, le renoncement à l’interaction avec le réel, l’opposition de la mémoire individuelle et de l’actualité – celle-ci étant maintenant comprise comme le domaine de la banalité du monde et de la banalité des signes de ce monde. Le statut d’auteur semblait alors se confondre avec la contingence ou l’arbitraire nouveau de la photographie et du photographe, veuf de l’événement et détaché de l’actualité. C’est ainsi qu’on peut comprendre « L’art de la distance », l’introduction que Jacques Rancière a rédigée en 2000 pour Détours, l’ouvrage de Depardon paru cette année-là. Nous sommes, ici, face à la présentation de la version artiste, indifférente ou euphorique, des limitations de la fonction informative de la photographie annoncées par Davis dès la fin des années 1970. Le philosophe nous parle des « œuvres d’un photographe délivré de la commande faite au reporter, soustrait à l’obligation de donner au public les images des grands événements ou des grandes questions de l’heure », du voyageur qui « se présente volontiers comme indifférent, déterminé par la contingence de la position du photographe plus que par la prégnance du sujet et de l’instant », ou encore de « la douleur légère de celui qui ne sait pas bien pourquoi il est là ». Ces analyses du philosophe n’étaient d’ailleurs que l’écho des réflexions du photographe lui-même (Rancière, 2000). Dans ce livre, Depardon relevait que son travail, désormais, n’était « pas un travail d’investigation journalistique », que « le reporter prend plaisir à la violence au bout d’un certain temps », qu’il voulait « tenter de regarder, écouter, les douleurs ordinaires de l’Afrique » ou bien encore que la photographie « est une histoire de mémoire » (Depardon, 2000, introduction non paginée). Sans surprise, ces questions demeurent encore, dix ans plus tard, au cœur de La France de Raymond Depardon, et la référence obligée du photographe au travail de Walker Evans dans les zones rurales de l’Amérique des années 1930 ne suffit pas à y répondre (Depardon, 2010). Cette définition mémorielle de la photographie post- ou anti-reportage pouvait avoir pour intérêt de ramener au jour la teneur historique, individuelle et collective, des usages du médium. Lorsqu’elle conduit à opposer, comme ici, le reportage d’auteur et la mythologie personnelle à l’actualité et au travail d’information, elle laisse sans réponse l’immense question du présent, de la manière d’en rendre compte et des procédures permettant de le documenter. Car, s’il est vrai que le reportage a pu, après le photojournalisme, apparaître un temps comme un domaine d’auteurs, la fin du photojournalisme a aussi permis l’exhumation de la tradition enfouie de la photographie documentaire, qui pose, autrement que ne l’ont fait le photojournalisme et le reportage, la question des relations entre l’art, l’actualité et l’information.

London, Orwell, Agee

8Chez Vollmann, l’attachement à la posture héroïque du reporter, le refus de renoncer à « l’échec bien intentionné », c’est-à-dire à la volonté d’être présent partout où se jouent des drames, alliée à l’ambition ou au fantasme d’une couverture exhaustive du problème, produisent, au total, un curieux et indéniable effet de laminoir et d’indifférenciation de tous les sujets, d’aplatissement et d’interchangeabilité des situations singulières et de disparition des terrains d’enquête et des personnages derrière la mise en avant et l’omniprésence verbales du reporter :

J’ai essayé de rencontrer des pauvres dont les conditions de vie présentaient un degré de banalité, ou du moins un motif, rendant possibles les généralisations. Les drogués, les prostituées, les criminels qui apparaissent dans tant de mes autres livres sont ici peu représentés. (Volmann, 2008, p. 17-18)

  • 5  Cité dans Chevrier (2010,p. 11, note 4) ; voir aussi Hill (2006) et Thompson (1994).

9Le livre de Vollmann ne constitue pas un modèle. Il est anti-littéraire, anti-scientifique et anti-anthropologique. Il constitue une caricature de ce que l’on peut aujourd’hui espérer d’une collaboration entre les sciences humaines et l’art. Si l’on peut être abusé en le qualifiant de « littéraire », c’est sans doute que son introduction – il invoque à deux reprises Céline, qui semble lui fournir sa philosophie sociale, à en juger par la citation qu’il fait du Voyage au bout de la nuit : « Les pauvres ne se demandent jamais, ou quasiment jamais, pourquoi ils doivent endurer tout ce qu’ils endurent. Ils se détestent les uns les autres, et en restent là » – fait défiler et convoque presque tous les ouvrages majeurs, apparus au long du xxe siècle, qui ont, peu à peu, constitué une veine sinon un canon au sein de la littérature anglo-saxonne. Vollmann, dans cette introduction, cite Le Peuple d’en bas, le livre que Jack London a fait paraître en 1902 et qui est le produit d’un reportage et d’une immersion de trois mois dans l’univers de l’East End londonien. Cette immersion dans le monde des pauvres de l’écrivain socialiste devenu reporter s’est faite, on le sait, incognito, London s’étant déguisé en clochard pour pouvoir vivre et passer inaperçu dans ce quartier populaire de Londres. Conformément à l’éloge des faits et des détails dans le positivisme du xixe siècle, London présentait son livre comme un « récit des faits tels qu’ils sont » ; il n’en reste pas moins que le livre était animé d’une volonté démonstrative et ne cachait pas ses intentions propagandistes. L’introduction de Vollmann convoque, ensuite, Dans la dèche à Paris et à Londres, le premier livre de George Orwell, paru en 1933. L’œuvre s’inscrit de manière déclarée dans la veine du genre que le récit de London avait inauguré. L’ouvrage raconte, pour la partie française, le travail du plongeur et de l’aide-cuisinier dans un grand hôtel parisien qu’Orwell a été à l’automne 1929. Dans la partie anglaise, très influencée par le précédent du Peuple d’en bas, on retrouve les épisodes de l’asile de nuit pour les pauvres comme celui de la récolte du houblon qui figuraient dans le texte de London. On croise, surtout, à nouveau, le personnage de l’homme masqué, qui travestit son identité pour devenir un anonyme parmi les pauvres et pénétrer un monde social auquel il n’aurait pas autrement accès. Vollmann cite enfin Louons maintenant les grands hommes, ce produit exemplaire du travail en collaboration d’un écrivain, James Agee, et d’un photographe, Walker Evans, issu d’une commande du magazine Fortune qui, en juin 1936, avait demandé à Agee d’écrire un reportage sur les paysans pauvres de l’Alabama. Refusé par le commanditaire, ce travail devait tardivement paraître sous la forme d’un livre, cinq ans plus tard, en 1941, alors que Steinbeck avait déjà épuisé la curiosité du public pour le sujet en publiant Les Raisins de la colère, dès 1939, où il commentait le drame des Okies chassés de leurs terres et condamnés à émigrer vers l’Ouest. En 1936, pendant plus de trois semaines, Agee et Evans avaient partagé, moyennant finances, la vie de trois familles de métayers de Hale County dans l’Alabama – les Burroughs, les Tingle et les Fields. Bien qu’enquêtant sur le même terrain, ils ne s’y trouvaient jamais ensemble ; cela faisait partie de la procédure qu’ils avaient retenue, chacun travaillait séparément. Le livre s’ouvrait avec trente et une photographies d’Evans, une par page, sans légende, rassemblées avant même qu’apparaisse le titre du volume. L’iconographie privilégiait les portraits et les images d’intérieurs ou les vues de maisons en bois, d’un dénuement austère et puritain. L’ouvrage est devenu légendaire et une référence dans l’histoire de la relation entre l’image et le texte d’un livre de photographies ; il a fixé l’un des modèles de ce que la collaboration entre un photographe et un écrivain peut produire, qu’il s’agisse du récit, de l’information ou de la capacité qu’a la photographie de transformer l’actualité en histoire (Chevrier, 2010, p. 25). Evans parlait à propos de ses images de « style documentaire ». Il évoquait Flaubert : « Le fait que l’auteur n’apparaît jamais. L’absence de subjectivité. Cela s’applique, littéralement, à la façon dont je veux […] procéder en photographie. » Cette distance revendiquée est à l’opposé de la manière qu’a Vollmann de se mettre lui-même en scène dans ses livres comme de son désir de représenter les autres avec empathie. Evans emploiera, plus tard, l’expression de lyric documentary. En mars-avril 1971, il dira encore : « Vous comprenez, un document est utile, alors que l’art est vraiment inutile. C’est pourquoi l’art n’est jamais un document, même s’il peut certainement en adopter le style » (Katz, 1971, p. 87)5.

10Il vaut la peine de relever que, dans l’introduction de son livre, Vollmann (2008) choisit d’opposer Les Raisins de la colère, le livrede Steinbeck, à Louons maintenant les grands hommes, le livre d’Agee et d’Evans, qu’il décrit comme un succès qui serait, en même temps, écrit-il, « un échec », « l’échec de deux hommes riches en train d’observer la vie des pauvres ». Le livre, est-il encore martelé, « est une expression élitiste de désirs égalitaristes ». Le roman de Steinbeck, « un des meilleurs livres sur les pauvres qu’il m’ait été donné de lire »,est, aux yeux de Vollmann, « meilleur » que Louons maintenant les grands hommes. Et il l’est pour deux raisons. Les Raisins de la colère « doivent sûrement quelque chose aux origines pauvres de l’auteur » ; ensuite, le roman est un livre « plus populiste » que celui d’Agee et d’Evans, ce qui, sous la plume de Vollmann, signifie que « les migrants l’ont lu »et qu’« ils ont connu le douloureux plaisir de se voir eux-mêmes ».

11Parvenu à ce stade de l’introduction du livre de Vollmann, plusieurs remarques sont possibles. La première concerne la manière dont Vollmann interprète et reconstruit pour ses propres fins la lignée London-Orwell-Agee. Comme le montre la nature de l’éloge qui est fait du roman de Steinbeck – en substance, le livre est un livre important parce que celui qui l’a écrit a lui-même vécu et donc pu connaître la condition des pauvres qui constituent son objet en tant qu’écrivain – la valeur de cette lignée, à ses yeux, réside moins dans sa visée anthropologique ou sa dimension sociologique que dans sa vertu autobiographique, son poids de « vécu » et sa qualité démonstrative et militante-propagandiste au service d’une bonne conscience, personnelle ou collective. L’épreuve personnelle et vécue importe davantage que l’enquête, ses méthodes et les preuves qu’elle délivre. Il en est, sur ce point, de l’enquêteur comme de l’enquêté. Vollmann peut, par exemple, affirmer que « la pauvreté n’est pas le simple dénuement […] la pauvreté c’est la misère. Ce doit donc être une expérience davantage qu’un état économique. Il s’ensuit donc qu’elle demeure relativement non mesurable […]. Je conçois la pauvreté comme une suite de catégories perceptuelles » (Vollmann, 2008, p. 68-69). Puisque l’« expérience » prime sur l’objectivation que l’enquête permet, Vollmann se sent également autorisé à soutenir : « [Même si] ma propre interprétation de la façon dont les héros et les héroïnes de ce livre se voient eux-mêmes est compromise par la brièveté de nos rapports, lesquels dans la plupart des cas se sont déroulés sur une semaine, voire moins », néanmoins « ces instantanés du mode de vie des pauvres pris sur le vif revêtent pour moi une valeur inexprimable. J’ai été capable de les étudier longtemps après que les personnes interviewées m’eurent oublié et eurent dépensé l’argent que je leur avais donné » (p. 18).

12En revanche, la liste de Vollmann omet le livre qui, dans la littérature de la lignée London-Orwell-Agee, se rapproche le plus du modèle de l’enquête, au sens des sciences sociales. Nous voulons parler du Quai de Wigan (2000a), le grand livre des années 1930 d’Orwell, à côté d’Hommage à la Catalogne (2000b), beaucoup plus important que Dans la dèche à Paris et à Londres,qui s’attache encore aux seuls marginaux. Le quai de Wigan est le produit d’une véritable enquête de terrain, menée auprès des mineurs des régions industrielles en crise du nord de l’Angleterre, dans des villes comme Wigan, Sheffield et Barnsley où Orwell a séjourné pendant deux mois pour les besoins de son étude. Il loge dans les foyers des mineurs, prend ses repas à la table familiale, se lave à l’évier de la cuisine. Il descend plusieurs fois dans la mine, jusqu’au front de taille, pour « comprendre comment cela se passe ». Tout comme Louons maintenant les grands hommes invente une forme, Le quai de Wigan invente un genre, entre l’enquête sociale, le reportage et le terrain ethnographique (Roussin, 2001, p. 105-141). Il écarte les modèles naturaliste et littéraire. Le livre est très construit. Il s’articule autour de deux parties. La première est celle du récit de l’enquête proprement dite : elle s’ouvre sur la description de la pension de famille où loge d’abord le narrateur et se clôt sur celle d’une famille et d’un intérieur ouvriers. La seconde partie est un récit personnel qui précise le rapport de l’enquêteur à la classe ouvrière anglaise en même temps qu’il est le récit de la découverte de styles de vie, de modes de pensée, de manières de langage et de modes de consommation de communautés localement enracinées. Le quai de Wigan est, généralement, considéré comme l’une des origines des cultural studies anglaises et des recherches de l’école de Birmingham sur la culture populaire anglaise après guerre. Orwell discute dans sa correspondance d’époque avec l’ethnologue Geoffrey Gorer de la possibilité d’« étudier nos propres coutumes d’un point de vue anthropologique ». Il déplace le terrain ethnographique et le ramène de l’ailleurs vers l’ici du monde présent. La richesse et la justesse de la dimension anthropologique présente dans l’enquête ethnographique d’Orwell font défaut aux écrits de Vollmann. De même qu’y manquent le retour sur soi et l’objectivation de l’observateur comme sujet socialement situé, dont le récit occupe toute la seconde partie du Quai de Wigan. En lieu et place de cette réflexivité, on trouve chez Vollmann l’empathie spontanée alliée à une persistance de l’exotisme, ce qui fait toute la position contradictoire et intenable de celui qui parle dans ses livres.

13Il faut encore relever les propositions contradictoires qui entourent la question de l’authenticité. Tout en soutenant qu’« une photo vaut dix mille mots », Vollmann est, cependant, persuadé que c’est en enregistrant ou en reproduisant la parole des pauvres que l’on peut s’approcher de la vérité ou de la réalité de leur situation. Pourtant, il n’en estime pas moins que « les réponses des pauvres sont souvent tout aussi pauvres que leurs existences » (Vollmann, 2008, p. 83). La croyance dans l’authenticité de l’enregistrement et de la reproduction de la parole occulte la question du récit, qui se trouve au centre des préoccupations éthiques et esthétiques de la lignée London-Orwell-Agee. Il est vrai qu’aux yeux de Vollmann, le récit paraît ne pas avoir de qualité ou de fin en soi et qu’il semble lui prêter, lorsque les enquêtés sont en mesure d’en produire un, une valeur essentiellement instrumentale :

[Natalia] raconta sa biographie sous forme narrative complète, avec présages, complications narratives et paroxysme ; et bien que les enfants eurent des rôles extraordinairement changeants, du moins leur présence, quoique tragique, demeurait-elle plus cohérente que celle de la progéniture de Sunee, laquelle comportait tantôt trois, tantôt cinq éléments, selon que c’était Sunee ou Vimonrat qui racontait. Après tout, l’activité de Sunee consistait à faire le ménage dans des bureaux, tandis que celle de Natalia consistait à provoquer la pitié des riches, projet qui ne pouvait être mené à bien qu’au moyen d’une narration suffisamment au point. (Ibid., p. 87)

14Vollmann fait dépendre l’accès à la vérité de la possibilité d’une accumulation des données. L’accumulation est elle-même mécaniquement dépendante d’une couverture aussi diversifiée et étendue que possible des lieux de la pauvreté. Cette diversité donne le tournis :

Au Yémen comme en Thaïlande, en Bosnie comme au Mexique, et du Japon à la Russie, en passant par le Vietnam, l’Afghanistan, la Chine, l’Irak, et des Philippines à la Colombie, sans oublier les États-Unis eux-mêmes – la question [de la pauvreté] a, dans son abrupte simplicité, suscité des réactions multiples en raison, notamment, de la manière dont l’appartenance culturelle régit, pour les individus réduits à la vivre dans leur chair, l’expérience d’une telle condition. (Ibid., quatrième de couverture)

15Le fantasme de la possibilité de recueillir et de tenir ensemble la totalité des faits, dont il s’agit ici à travers la question de l’accumulation et de l’ubiquité, s’oppose clairement à la prise en compte et à l’idée même du terrain ethnographique, comme à celles de la monographie, organisée autour d’un lieu situé et d’un nombre restreint de personnages : trois familles de métayers (Louons maintenant les grands hommes), quelques intérieurs de mineurs (Le Quai de Wigan). L’accumulation et l’ubiquité fantasmatiques excluent, également, le temps long de l’enquête ; elles sont incompatibles avec sa durée ; elles obligent à la soumission au temps court de l’information : « une semaine, voire moins », note Vollmann dans son introduction. La conséquence en est que ce dernier applique à la pauvreté une grille de lecture et un registre de discours autres que ceux que l’objet appelle et qu’il traite d’une situation sociale – la pauvreté – comme s’il s’agissait d’un événement, d’une catastrophe naturelle ou d’une fatalité :

La pauvreté n’est jamais politique. (Ibid., p. 59)

Il n’est que temps […] de s’attarder sur les différentes politiques destinées à améliorer la vie des pauvres. […] Je pense qu’il y aura toujours des gens pauvres, comme cela existe depuis une éternité. […] Même avec plus d’aide, et mieux répartie, je ne vois pas ce que vous et moi pouvons faire […] et pas bien ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes pour s’en sortir. (Ibid., p. 293-294)

Le terrain et l’enquête

16Le travail photographique dont nous donnons un aperçu fait un usage de l’enquête radicalement différent de celui que Vollmann prétend emprunter. Il se caractérise par le primat du terrain, une immersion qui a besoin du temps, une forme de collaboration avec les sujets photographiés, et l’importance du récit, qui intègre une réflexivité, aux antipodes de la « surprésence » de Vollmann.

17Il faut se garder d’associer de manière trop immédiate le travail photographique et l’enquête au sens que lui confèrent aujourd’hui les sciences humaines. L’enquête, comme le terrain ou le portrait, se définit d’abord sur le fond d’une histoire de la photographie, celle de la fonction documentaire qui a émergé au xixe siècle presque simultanément dans le contexte de la recherche scientifique et de l’enquête archéologique et géologique d’une part, et de la tradition des beaux-arts d’autre part. Les commandes photographiques les plus importantes sont intervenues dans ce cadre. En France, la Mission héliographique des années 1850 (Lesecq, Baldus, Le Gray, Bayard) a eu pour tâche de produire un recensement de l’héritage archéologique et monumental national. Les photographes qui reçoivent ces commandes sont, au départ, des artistes. Leur art peut être relié à la tradition de la topographie. Ces photographes qui sont des artistes et des producteurs de documents savent faire la différence entre la pertinence scientifique et les effets pittoresques qu’ils combinent dans leurs images. Aux États-Unis, une culture du paysage photographique a émergé dans les années 1870 avec les grandes missions et les surveys géologiques auxquels des photographes tels que Carleton E. Watkins et Timothy O’Sullivan ont pris part. Aujourd’hui, la Mission héliographique et les missions géologiques nord-américaines sont considérées comme des événements fondateurs dans l’histoire canonique de la photographie artistique et documentaire.

18Comme Jean-François Chevrier l’indique, « il faut garder à l’esprit que jusqu’aux années 1970, ces données historiques [étaient] tombées dans l’oubli » (2006, p. 65). À la même époque, rappelle-t-il également, la grande enquête menée par Bernd et Hilla Becher sur les monuments de l’architecture industrielle de la Ruhr est, faute de mieux, rattachée à l’art minimal, car on ignore ses antécédents dans l’histoire de la photographie documentaire. En 1975 ont simultanément lieu, au MOMA, la première exposition sur les missions géologiques américaines, The Era of Exploration et, à la George Eastman House, à Rochester, l’exposition The New Topographics, qui montre des œuvres des Becher et de Robert Adams. De ces deux expositions, on peut dater le début de la reconstitution d’une tradition documentaire qui avait jusque-là été doublement marginalisée – par la photographie liée aux médias d’information et par la photographie « artistique ». En 1983, en France la Mission photographique de la DATAR – dont le travail de Depardon aujourd’hui montré à la BNF est un lointain écho – prenait pour références la Mission héliographique, les surveys géologiques ainsi que les grandes commandes de la Farm Security Administration de l’ère Roosevelt dans les années 1930.

19C’est sur le fond de cette histoire que l’enquête prend son sens chez Marc Pataut. C’est cette médiation qui replace la photographie dans l’histoire du médium, c’est dans cette histoire que ce travail (re)trouve les liens historiquement noués entre photographie et sciences humaines – avec la sociologie si l’on pense à collaboration de la photographe Dorothea Lange avec Paul Taylor (1939) – et qu’il les actualise selon ses besoins, à distance de l’image médiatique mais aussi du reportage social, qui est aujourd’hui réapparu.

20De ce point de vue, les sciences humaines ne sont pas et ne peuvent pas être un réservoir de savoir pour le photographe. Les considérer comme un savoir reviendrait à passer l’expérience du terrain par pertes et profits, ou à projeter sur elle un savoir qui occulterait ce que produit cette expérience. Le savoir, s’il y en a un, naît du terrain avec les données qu’il fournit, la manière dont elles se disposent et s’offrent au regard. Les sciences humaines sont, à la fois, un ensemble de données disponibles et, dans le temps de l’enquête, une parenté de position, mixte de participation et de distance. Le photoreporter a un savoir, une technique, un métier, et les applique indifféremment, quel que soit le terrain : le terrain disparaît, il est partout le même et perd toute spécificité (il compte moins que l’auteur, tel est le modèle Vollmann). L’enquête a peu de rapports avec la maîtrise technique, le savoir-faire, et la virtuosité du métier – elle est le contraire d’une démarche guidée par la logique médiatique de l’événement. De ce point de vue, le travail de Pataut sur le terrain vague du Cornillon, doit se comprendre aussi sur le fond de l’immense production médiatique qui a entouré la construction du Grand Stade de France à l’occasion de la Coupe du monde de football de 1998.

Le terrain du Cornillon et le projet Humaine

  • 6  Ceux du terrain, textes de Ghislaine Dunant et Jean-François Chevrier, Ivry-sur-Seine, Ne pas plie (...)

21En 1993-1994, le site du Cornillon dans la plaine Saint-Denis a été retenu pour devenir celui du Grand Stade de France, où devait plus tard se dérouler la Coupe du monde de Football en 1998. Ce terrain vague, coincé par le canal Saint-Denis, en contrebas des autoroutes A1 et A86, occupait l’emplacement d’un ancien site industriel, dont les installations avaient été démantelées dans les années 1960 et 1970. Avant de devenir le lieu médiatisé d’un événement mondial, ce terrain vague de 25 hectares, une friche à peu près invisible de l’ère industrielle, un lieu-dit situé dans la géographie de la banlieue nord de Paris, où les semences avaient fait lever du houblon, des cerisiers, des bouleaux, un pin, était le territoire d’un petit nombre de personnes, que les expulsions ont, peu à peu, chassées avant que commence le chantier, et dont les cabanes ont été démolies lorsqu’il s’est ouvert. Depuis longtemps, Pataut savait que des gens habitaient le terrain du Cornillon. Pour entrer dans ce lieu fermé par un mur de béton et une clôture, il fallait enjamber et franchir un tas d’ordures et des sacs en plastique pleins de gravats et de détritus à l’entrée. Il a commencé par faire des photographies de la nature, des cabanes, derrière des rideaux d’arbres, de loin. Il a passé beaucoup de temps avec ses habitants, sans les photographier d’abord. Le temps permet de comprendre, de changer de position, de se mettre au travail, de mettre autrui au travail. Il permet de montrer le terrain de l’intérieur, à partir de l’expérience quotidienne de ses habitants. Le temps passant, le photographe a compris qu’ils savaient récupérer de la fonte, de l’acier, dormir dehors, une nuit ou un mois – toutes choses qu’il ne savait pas faire. Les habitants du Cornillon n’avaient rien de commun avec des SDF du métro. Ils s’étaient construit des cabanes. Leur vie était digne. Ils étaient sauvés par leur rapport à l’espace, au ciel, aux plantes et à la nature. Ils entretenaient un rapport d’intimité avec un territoire très vaste. Les uns après les autres, ils étaient venus s’installer là. Certains devaient y vivre sept ans, cinq ans, quatre ans, d’autre quelques mois ; Noël, le premier à s’y être installé, y a vécu treize ans. Entre janvier 1994 et mai 1995, le photographe a photographié le territoire du Cornillon et ses habitants. Selon un rythme qu’il décidait, ce projet ne relevant d’aucune commande, il a rassemblé des images – les notes – d’un journal intime, qui était à la fois le sien et celui des habitants : Noël, Stéphane, Joël, Guy, Éliane, leurs deux filles Natacha et Séléna, Slavek qui est reparti à Prague, Alain qui avait sa cabane à côté de Joël, Germain et sa famille qui se barricadaient à l’écart des autres. Ce récit en images participe d’une forme idéale de reportage, délivrée de la loi médiatique, et d’une fiction qui fait se rejoindre dans le terrain vague une image de rêve et une analyse politique. Le territoire a une étendue et des limites ; il est spécifique et non pas hybride ; ses habitants ont un corps, un visage. On peut difficilement ignorer les indices du dénuement. Mais, à l’opposé de la rhétorique compassionnelle, le lieu-dit du Cornillon renvoie, avec le lieu commun du terrain vague, à une figuration lyrique de l’idéal et au rêve de liberté de l’enfance – le territoire interdit –, entés sur une histoire de la ville absorbant son environnement rural et sa campagne, que la photographie et le cinéma, depuis les fortifications et la « Zone » d’Atget avant 1914 jusqu’à la banlieue de Paris de Doisneau et au néoréalisme italien de la période de l’immédiate sortie de la guerre et de la reconstruction des villes européennes, ont enregistrée et documentée avec la précision du compte rendu. La latence, le temps passé, la durée, le travail en collaboration avec les habitants du Cornillon, le montage des photographies libèrent et composent l’échelle et l’image complexes d’un territoire, loin du témoignage, de la description d’une situation, du reportage. Une partie de ce travail – un ensemble de 300 images – a été montrée à la Documenta X à Cassel en 1997 ; la même année, il a fait l’objet d’une publication par l’association Ne pas plier6.

22La collaboration du photographe, de l’artiste, avec les savoirs ou les chercheurs des sciences humaines ne peut exister sans la condition d’une première collaboration, celle que le photographe met en œuvre avec les sujets qu’il photographie. Ce n’est pas la réflexivité qui en définit les termes, mais, comme avec les sujets photographiés, l’opérationnalité. La collaboration est de l’ordre de l’expérimentation, de la tentative et de l’expérience. Elle prend sens avec l’idée du terrain, une notion qui appartient aussi bien à l’ethnologie qu’à la photographie. Elle reste de l’ordre de l’expérience : car il est difficile d’être sur le terrain. La photographie est une technique d’enregistrement ; elle est une pratique et une technique qui a besoin du réel. C’est une collaboration et une confrontation, mais aussi un défi : puisque prendre en compte la spécificité du terrain et de ceux qui habitent là revient à inventer une forme, chaque fois nouvelle. Il ne s’agit pas d’un face-à-face de savoirs ; car ce face-à-face tomberait à faux : face à un éventuel savoir des sciences humaines et sociales, il n’y a pas un savoir, mais une pratique, une histoire de cette pratique ancrée dans l’histoire de l’art. Tout cela, si nous y parvenons, ne doit pas donner lieu à production de discours – s’agissant des textes qui figureront dans le livre –, mais à production de récits – le récit étant une forme qui doit éviter les pièges des formatages actuels de la parole et du témoignage.

  • 7  Ne pas plier est une association de graphistes et d’artistes créée en 1991, ayant pour terrain les (...)

23Depuis 2008, à l’initiative du Centre régional de la photographie du Nord - Pas-de-Calais, et à la suite d’une première exposition, Terre, présentée sur deux sites – la galerie de l’ancienne poste du CRP à Douchy-les-Mines et la Fabrique des arts à Denain – et qui montrait une centaine d’œuvres accompagnées d’une quarantaine d’œuvres graphiques de Gérard Paris-Clavel, rendant compte de l’engagement des deux artistes et de leur collaboration depuis vingt ans, le photographe travaille à un projet de recherche sur le territoire de la communauté d’agglomération de la Porte du Hainaut. Il mène, en particulier, un travail avec trois habitantes de Douchy-les-Mines. Ce travail est l’occasion de conduire une réflexion sur le genre du portrait dans l’histoire de la photographie et dans l’œuvre du photographe. Le portrait est un genre, une constante formelle, qui permet à l’artiste de proposer aux sujets devenus modèles de dialoguer, non pas avec leur identité socialement et géographiquement déterminée, mais avec leur portrait, projeté dans l’histoire de la photographie. Ce projet photographique, intitulé Humaine, doit aboutir sous la forme d’une exposition et d’un livre en 2012. Ce dernier sera réalisé avec la collaboration de chercheurs (Véronique Nahoum-Grappe, Philippe Roussin) et en s’appuyant sur des textes qui mettront en perspective les vies et les conditions des principaux sujets photographiés. Parallèlement à l’exposition, il mettra en relation deux ensembles photographiques réalisés, le premier, à Sallaumines dans le Pas-de-Calais en 1999, et l’autre, Humaine, à Douchy-les-Mines dans le Nord, entre 2008 et 2011. À dix ans de distance, sans l’avoir cherché consciemment, le photographe a été confronté à ce même territoire de l’ancien bassin minier du nord de la France, un ruban géographique d’ouest en est déterminé par une histoire industrielle vieille de deux siècles. Les changements intervenus au cours de ces dix années obligent le photographe comme l’institution – liée à l’éducation populaire à Sallaumines, à la photographie et à l’art contemporain à Douchy – à poser des questions et proposer des réponses différentes dans des situations territoriales et sociales qui semblent être demeurées immobiles, inchangées à un premier regard. La production de tracts d’un format 21 cm x 29,7 cm – une image au recto, le texte d’un récit au verso –, qui avait jalonné et accompagné le travail de Sallaumines en 1999 et correspondait à un moment de l’engagement (Ne pas plier, Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et des travailleurs précaires)7, n’est plus possible aujourd’hui ; la vue panoramique (750 cm x 65 cm) sur laquelle ces tracts avaient été exposés conserve, elle, toute son actualité. L’importance de la place accordée au portrait dans le projet en cours est une première réponse fournie au constat du passage du temps et du changement d’époque. Nécessaire, le portrait n’est pas suffisant. Demeurent posées les questions du langage et de la parole et celle de savoir comment produire, aujourd’hui, une forme active et efficace de récit. Hugo von Hofmannsthal écrivait, il y a longtemps, à propos du public des débuts du cinéma :

Ce que tous les gens qui travaillent cherchent au cinéma, c’est le substitut des rêves. Ils veulent emplir d’images leur imagination, de fortes images dans lesquelles se concentre l’essence de leur vie. […] Que ces images soient muettes est un attrait de plus. Elles sont muettes comme les rêves […] au plus profond d’eux-mêmes, à leur insu, ces gens craignent le langage. Dans le langage, ils craignent l’instrument de la société […]. Ce langage des gens cultivés ou à demi cultivés, qu’il soit parlé ou écrit, est quelque chose d’étranger. Il ride la surface mais n’éveille pas ce qui sommeille dans les profondeurs. Il y a trop d’algèbre dans ce langage, chaque lettre recouvre de nouveau un chiffre […] tout cela est trop indirect. (Hofmannsthal, 1980, p. 319-323)

24Souvent évoquée, plus rarement concrétisée, l’articulation entre l’art, l’anthropologique et le politique est l’hypothèse retenue pour parvenir à une forme actualisée du récit.

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Bibliographie

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— 2008 [2007], Pourquoi êtes-vous pauvres ? Arles, Actes Sud.

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Notes

1  Toutes les traductions sont des auteurs. Voir aussi Douglas Davis, « Introduction », Photography as Fine Art, B. Holme éd., Tokyo, Shueisha, 1983.

2  « Images in which a genuine human feeling predominates over commercial cynicism or disinterested formalism » (Capa, 1968, non paginé).

3  « From public to private concerns ».

4  « Le marché de l’art est-il le baromètre du talent ? », table ronde, Paris, BNF, 25 avril 2000.

5  Cité dans Chevrier (2010,p. 11, note 4) ; voir aussi Hill (2006) et Thompson (1994).

6  Ceux du terrain, textes de Ghislaine Dunant et Jean-François Chevrier, Ivry-sur-Seine, Ne pas plier, 1997.

7  Ne pas plier est une association de graphistes et d’artistes créée en 1991, ayant pour terrain les luttes et l’éducation populaires, en prise directe avec la politique de la rue, capable d’écouter un groupe ou une communauté en lutte et de lui proposer une image (mots, paroles, affiches, photographies) mobile, utilisable et humoristique ; tel fut notamment le cas lors des grèves de décembre 1995. Les membres permanents en 1995 en étaient : Isabel de Bary, Gérard Paris-Clavel, Marc Pataut, Bruno Lavaux (exposition Ne pas plier au Stedejlik Museum, Amsterdam, 16 février - 16 avril 1995). Pataut n’est plus un membre actif de l’association depuis 1999. L’APEIS est l’association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et des précaires, créée en 1987 pour lutter contre le non-respect des droits des chômeurs et, notamment, la non-attribution par les Assedic des aides matérielles du fonds social auxquelles les chômeurs pouvaient prétendre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Pataut et Philippe Roussin, « Photographie, art documentaire », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #11 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2013, consulté le 28 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/traces/5253 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.5253

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Auteurs

Marc Pataut

photographe, enseignant à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (ENSBA)

Philippe Roussin

directeur de recherche au CRAL (Centre de recherche art et langage, CNRS, EHESS)

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