Les papiers d’Arménie

Une grande partie des médias en France a présenté d’une façon biaisée les événements du Haut-Karabakh. En gros : les musulmans de l’Azerbaïdjan, avec l’aide de la Turquie, ont fait la guerre à l’Arménie chrétienne. C’est un peu plus complexe. Par ailleurs, le chef de l’État syrien, qui a de nombreux soutiens en France, a bel et bien utilisé des gaz toxiques pour écraser ses opposants.

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Les "papiers", dans la presse, les télés et radios françaises, consacrés aux événements tragiques du Haut-Karabakh (ou Artsakh, en arménien) ont eu une orientation essentiellement pro-Arménie. Grosso modo, ce que l’on a compris c’est que l’Azerbaïdjan, avec le soutien de la Turquie, a attaqué l’Arménie, l’a bombardée, et l’on évoque une répétition possible du génocide de 1915, perpétré par les Turcs à l’encontre les Arméniens (1,2 à 1,5 million de morts et d’innombrables réfugiés, dont beaucoup en France)*.

Ce qui s’est passé est quelque peu différent : une région enclavée est habitée essentiellement par des Arméniens (c’est Staline qu’il l’a attribuée à l’Azerbaïdjan). À la chute de l’URSS, en 1991, le Haut-Karabakh revendique sa souveraineté sur ce territoire et son indépendance, mène la guerre contre la tutelle de l’Azerbaïdjan et un cessez le feu est conclu au terme de combats meurtriers : il entérine l'autonomie du Haut-Karabakh (capitale : Stepanakert). Par ailleurs, le Haut-Karabakh prend le contrôle de régions azerbaïdjanaises environnantes pour assurer sa sécurité. 30.000 morts, près de 600.000 Azerbaïdjanais doivent fuir, leurs villages sont détruits (nos médias n’en ont, à quelques exceptions près, rien dit ces jours-ci). La communauté internationale, dont l’ONU, ne reconnaît pas cet état de fait et la situation dure depuis près de 30 ans.

 © Une femme montre des proches disparus lors de la conquête de villages du Haut-Karabakh. A Bakou le 14/11 [Photo Maya Baghirova pour Le Monde du 19/11] © Une femme montre des proches disparus lors de la conquête de villages du Haut-Karabakh. A Bakou le 14/11 [Photo Maya Baghirova pour Le Monde du 19/11]
La guerre menée en ce mois de novembre 2020, avec des milliers de morts et des atrocités commises par les deux camps, a consisté pour l’Azerbaïdjan à reprendre le contrôle sur ces zones entourant le Haut-Karabakh. Des Azerbaïdjanais envisagent de revenir dans leurs villages. Il va de soi qu’un tel conflit de frontières et de territoires devrait se régler par une ONU puissante et efficace. Évidemment, ce n’est pas le cas. L’argument de la majorité d’Arméniens vivant dans le Haut-Karabakh peut se comprendre : aller vers une reconnaissance internationale de l’autonomie de ce territoire (à noter que les Arméniens du Haut-Karabakh tiennent toujours l’enclave et que ceux qui étaient partis en Arménie lors de cette dernière guerre envisagent d’y revenir). Sauf que sur cette base, cela justifierait l’indépendance d’autres minorités comme celle hongroise en Slovaquie (500.000 sur la frontière avec la Hongrie) et pourquoi pas le rattachement de la Crimée à la Russie puisque ses habitants sont majoritairement Russes et qu’elle n’est ukrainienne que depuis 1954 sur décision de l’URSS (pourtant Poutine a été condamné par la communauté internationale pour y avoir procédé suite à un coup de force contraire aux lois internationales et, depuis, son pays subi des sanctions financières pour cela).

Et voilà que pour corser le tout, il faut que Michel Onfray fasse son BHL et se rende à Erevan capitale de l’Arménie. Là, il est interviewé par une télé locale et joue le tigre de papier : que dit ce grand spécialiste du Caucase ? Il déclare doctement qu’un prêtre lui a confié un jour que « l’islam n’est pas une civilisation mais une barbarie » ! Affichant qu’il approuve cette assertion, il fait le parallèle avec le meurtre de Samuel Paty, prédisant que « la France fera, probablement, partie du camp des vaincus ».

Michel Onfray à Erevan sur une télé arménienne [capture d'écran] Michel Onfray à Erevan sur une télé arménienne [capture d'écran]

Onfray vole ainsi au secours du camp chrétien et est, comme d’habitude, encensé par le canard de l’extrême-droite Valeurs Actuelles. Je ne sais quelle est sa compétence sur le Haut-Karabakh (peut-être autant que lorsqu’il écrit un livre sur le coronavirus tout en croyant que la Covid-19  c’est le 19ème virus). Pour ma part, je me souviens de Bakou et d’Erevan, lors d’un voyage effectué il y a bien longtemps et j’ai mal à l’idée que ces deux peuples s’entretuent. Ce n’est pas le rôle d’un "philosophe" de venir attiser les haines selon sa lecture islamophobe habituelle mais plutôt d’inciter à trouver les voies de la raison et de l’entente.

* Dans Marianne (27/11), l’ancien député LR Pierre Lellouche a résumé l’affaire à des djihadistes syriens ayant mis « à genoux la plus ancienne nation chrétienne du Caucase », surfant sur le génocide de 1915 annonçant celui de la Shoah, et concluant, se voulant prémonitoire : « gare aux bégaiements de l’histoire » !

Sarin en Syrie

En dédicace à celles et ceux qui en France soutiennent Assad et ses sbires, qui ont commis plus que des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. Qui devront en répondre un jour, sinon devant la Justice des hommes, devant l’Histoire.

Post de Firas Kontar, juriste, opposant au régime syrien, membre de Souria Houria, sur son compte Facebook le 28 novembre :

« DW et Der Spiegel ont obtenu l’accès aux données prouvant que Bachar al Assad a donné directement l’ordre de l’attaque chimique de la Ghouta de 2013 en Syrie à son frère Maher al Assad responsable de la 4eme division armée. C’est cette division qui a mené l’attaque chimique le 21 août 2013 contre les zones rebelles de la Ghouta tuant plus de 1200 civils dont 400 enfants. Les données obtenues par der Spiegel et DW sont essentiellement des témoignages directs de hauts responsables du programme d’armement chimique syrien et de hauts gradés de l’armée ayant fait défection. Ces données ont permis à 3 ONG syriennes de saisir la justice allemande qui grâce à la compétence universelle peut juger les crimes contre l’humanité quelles que soient la nationalité des auteurs ou le lieu des crimes. »

Une fosse commune avec les corps des personnes tuées lors d'une attaque au gaz sarin sur la Ghouta orientale en 2013 Une fosse commune avec les corps des personnes tuées lors d'une attaque au gaz sarin sur la Ghouta orientale en 2013

Extraits de DW (lien en anglais : ici) :

« Les procureurs fédéraux allemands enquêtent sur les preuves d'une guerre chimique en Syrie. DW [Deutsche Welle] et Der Spiegel ont obtenu un accès exclusif aux témoins et aux documents qui font partie de l'enquête historique. Cibler des civils avec des armes chimiques constitue un crime de guerre au regard du droit international. (…) Les images montrent des corps se tordant sur le sol, certains moussant à la bouche, tandis que d'autres crient à l'aide. Les victimes semblent avaler dans une dernière tentative d'amener de l'air dans leurs poumons après que leur système respiratoire ait effectivement cessé de fonctionner.(…)

Les preuves suggèrent que le frère cadet du président Assad, Maher Assad, largement considéré comme la deuxième personne la plus puissante de Syrie, était le commandant militaire qui a directement ordonné l'utilisation du gaz sarin lors de l'attaque de la Ghouta d'août 2013. Cependant, les déclarations de témoins déposées avec la plainte pénale indiquent également que le déploiement d'armes stratégiques, telles que le gaz neurotoxique sarin, ne pouvait être exécuté qu'avec l'approbation du président Assad. (…)

Depuis 2011, l'unité allemande chargée des crimes de guerre a chargé plus d'une douzaine de procureurs de mener une enquête structurelle sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité en Syrie. L'Allemagne abrite aujourd'hui environ 600 000 Syriens, dont la grande majorité ont fui leur pays pour échapper au conflit brutal. Tout au long de leur demande d'asile, ils sont fréquemment interrogés sur leur rôle dans les atrocités, que ce soit en tant que victimes ou auteurs. »

Turcs allemands

. Ugur en famille avec un pull jaune (1969). . Ugur en famille avec un pull jaune (1969).
Ugur Sahin et Özlem Türeci étaient inconnus du grand public voici encore deux semaines. Avec un premier vaccin contre la Covid développé en coopération avec l'Américain Pfizer, les fondateurs de BioNTech pourraient aider à débarrasser le monde du coronavirus. La start-up des deux enfants d'immigrés turcs vaut aujourd'hui 20 milliards de dollars. Ugur est arrivé à l’âge de 4 ans avec ses parents, le père étant ouvrier de l’usine Ford de Cologne. Bien sûr, c’est une belle histoire, symbolique de pleins d’autres histoires du même ordre. Mais c’est aussi la tête que doivent faire les viscéralement anti-réfugiés, de Morano à Le Pen, en passant par Ciotti, Bardella et Rioufol, qui me réjouit.

Rwanda : la commission sur le rôle de l’Armée française

Alors même que des historiens ayant travaillé sur le génocide rwandais étaient écartés de la commission officielle chargée d’enquêter sur le rôle de la France au Rwanda, une historienne, Julie d’Andurain y était nommée, ce qui a provoqué un tollé du fait des positions qu’elle défend sur ce drame qui s’est déroulé en 1994, faisant au moins 800 000 morts, Tutsis et Hutus modérés. A la manière de l’hebdo Marianne, de Pierre Péan, d’Hubert Védrine et d’anciens militaires qui mènent campagne souvent en se dissimulant sur les réseaux sociaux derrière des pseudos, trollant les articles osant s'interroger sur le rôle de l'armée française, cette historienne, qui a des liens soutenus avec l'institution militaire, renvoyait dos à dos victimes et massacreurs et prenait la défense de l’État français affirmant que l’Opération Turquoise était humanitaire, alors qu’elle a vraisemblablement été chargée de protéger l’évacuation des Hutus génocidaires.

Après la parution d’un article sur Le Canard enchaîné fin octobre et un autre de Théo Englebert sur Mediapart (Une historienne décrédibilise la « commission sur le rôle de la France au Rwanda » et suscite l’indignation, elle a annoncé sa décision de se retirer de ladite commission (L’historienne controversée prend la porte).

Guillaume Ancel, ancien officier qui a publié Rwanda, la fin du silence : témoignage d’un officier français, Les Belles Lettres (2018), tient un blog Ne pas subir dans lequel il traite souvent des questions liées au génocide du Rwanda. Il s'est exprimé sur cette affaire, s'indignant que l'historienne, mise en cause y compris par des historiens, ait pu tenter de mobiliser des associations d'historiens en soutenant "les thèses révisionnistes soutenues par Hubert Védrine". 

 . voir également l'article de Survie sur cette affaire (association créée en 1984 qui dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique) : ici.

Pompeo incendiaire

pompeo
Baroud de déshonneur : Mike Pompeo, le ministre des affaires étrangères de Trump, en visite en Israël, se rend dans une colonie sur territoire palestinien occupé et sur le plateau du Golan, territoire syrien annexé : en totale violation du droit international. Jamais un responsable américain n’avait procédé à une telle provocation. Alors même que parmi les évangélistes qui soutiennent viscéralement Trump certains prêchent à longueur de sermons que Juifs, Mormons, Musulmans, Hindouistes, tous iront brûler en enfer, Pompeo n’a pas hésité à instrumentaliser l’antisémitisme : il a déclaré que le boycottage des produits des colonies israéliennes sur territoire palestiniens sera considéré désormais et dorénavant comme un acte « antisémite » !

Il tente de poser des jalons pour entraver les marges de manœuvres de Joe Biden : reste à savoir ce que fera ce dernier en héritant d’un tel déni américain au droit international. [21 novembre]

. Certaines de ces chroniques ont été publiées auparavant sur mon compte Facebook dans une version plus courte.

Billet n° 586

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