Kadhafi et les siens ne célébreront pas ce 1er Septembre 2011, le 42ème anniversaire de leur révolution qui avait renversé le roi Idriss en 1969. La Jamahiriya arabe libyenne a vécu après 42 ans de règne. Une autre révolution est en cours en Libye avec des acteurs dont certains étaient des compagnons du vieux Guide. Le Burkina a reconnu les nouvelles autorités de Tripoli le 23 août dernier. Le drapeau du Conseil national de transition (CNT) flotte dans l’enceinte de l’ambassade libyenne à Ouaga 2000. Blaise a donc tourné rapidement la page Kadhafi tout comme ce dernier l’avait fait de la page Sankara dès octobre 1987.

La crise libyenne vient une fois de plus démontrer que dans les relations internationales, la théorie réaliste surclasse celle dite idéaliste. La plupart des pays du monde sont en train de reconnaitre le CNT, l’organe dirigeant des insurgés libyens avant que ce dernier n’ait pris complètement le dessus sur les fidèles de Kadhafi. En Afrique, seuls quelques pays font encore de la résistance face à la nouvelle donne. En Afrique australe, c’est l’Afrique du Sud qui mène la balle tandis qu’en Afrique de l’ouest, c’est le Mali. Outre le Venezuela d’Hugo Chavez, ces deux pays africains étaient d’ailleurs pressentis pour accueillir éventuellement Kadhafi et les siens au cas où ils sortiraient vivants de la Libye. Le Burkina Faso a également dit qu’il était disposé à héberger le Guide. Son ministre des Affaires étrangères, Djibrill Bassolet, l’a dit en même temps qu’il déclarait officiellement reconnaitre le CNT comme « le seul représentant légitime du peuple libyen ». En même temps qu’elles déclarent le Guide illégitime, parce que « ne disposant plus de moyens pour gouverner la Libye », les autorités burkinabè affirment vouloir l’accueillir sur leur sol. Cette ambigüité traduit à souhait les relations que le Burkina a entretenues avec Kadhafi. Ce sont des relations d’amour/haine comme dans certains couples. Ces trente dernières années, les relations entre les deux pays ont fluctué entre convergences d’idéaux et d’intérêts avec des périodes où c’est l’une des deux facettes qui prend le dessus sur l’autre.

1983-1986 : le triomphe de l’idéal révolutionnaire

Kadhafi « découvre » Sankara à travers les notes de son ambassade à Ouagadougou en 1981 quand Sankara est nommé secrétaire d’Etat à l’information sous le régime des colonels. Leurs relations vont se renforcer sous le Conseil du salut du peuple (CSP), quand Sankara devient Premier ministre. Un mois après sa nomination à ce poste, il effectue une visite chez Kadhafi en fin février 1983. Dans la même année, Kadhafi rend également visite à son ami à Ouagadougou en avril 1983, sans l’accord, dit-on, du président Jean Baptiste Ouédraogo. C’est la version de ce dernier publiée dans le livre : « Cents ans de l’histoire du Burkina Faso » publié par l’université de Ouagadougou. Cette visite « impromptue » de Kadhafi à Ouagadougou sera brandie par le clan autour de Jean Baptiste pour justifier l’arrestation de Sankara le 17 Mai 1983. Ils reprochaient au Premier ministre de « mener la Haute Volta dans une diplomatie aventuriste ».

Pour Sankara, le régime libyen avait des acquis sociaux importants (éducation, santé, logements ) dont la Haute Volta pourrait s’en inspirer. Sous le CSP2 qui a vu l’éviction de l’aile progressiste du pouvoir, Kadhafi a continué à appuyer Sankara et ses camarades. La Libye aurait fourni des armes à la garnison rebelle de Pô via le Ghana de John Jerry Rawlings entre mai et août 1983. Ce soutien aurait beaucoup contribué à freiner les ardeurs des « extrémistes » du régime qui voulaient en découdre avec Blaise et ses commandos de Pô. Mais ils savaient qu’en face, ce n’était pas « maïs », pour emprunter le terme de notre « ami » Gbagbo. Kadhafi a donc contribué au triomphe du groupe de Sankara le 4 août 1983. Le Burkina révolutionnaire en sera reconnaissante à Kadhafi. En effet, pendant que Kadhafi et son régime faisaient l’objet de mise en quarantaine sur le plan international et que beaucoup de chefs d’Etat avaient peur de s’afficher avec le Guide, le président Sankara était l’un des rares chefs d’Etat qui le défendait dans les foras internationaux et au sein de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).

Pour féliciter le Burkina Faso, Kadhafi effectue en décembre 1985 une visite officielle à Ouagadougou. Certaines chancelleries occidentales n’apprécient pas du tout cette visite. Dans certains milieux des puissances « impérialistes » nommément citées par le Guide, on menace de prendre des mesures de rétorsions contre le régime burkinabè. On évoquait à l’époque le probable arrêt du programme cathwell des Américains qui fournissait aux cantines scolaires des vivres made in USA. La France, autre cible du discours de Kadhafi à Ouagadougou, n’a pas officiellement réagi, mais les réseaux françafricains ne sont pas restés inactifs. La guerre de Noël entre le Burkina et le Mali en fin décembre 1985 serait une manigance pour amener le jeune capitaine à trier ses fréquentations. En réponse, Sankara menace de divulguer les noms de tous ceux qui partent « nuitamment » ou par des « chemins détournés » voir Kadhafi. Il faisait certainement référence à certains membres de ces mêmes réseaux.

Aujourd’hui, ces propos deviennent plus clairs au regard des témoignages de certains de ces acteurs. Roland Dumas, ancien ministre des Affaires étrangères sous Mitterrand dévoile dans son dernier livre comment il était envoyé par son patron voir secrètement Kadhafi. Un jet privé était à sa disposition pour ce genre de missions. Certaines de ses visites ont eu lieu en pleine brouille diplomatique entre la France et la Libye au sujet du Tchad (la bande d’Aouzou occupée par les Libyens a servi de prétexte aux Français pour intervenir dans ce pays déchiré par de longues années de guerre civile). Au cours de ce « compagnonnage » avec le Guide libyen, le Burkina Faso révolutionnaire va tirer quelques dividendes financiers pour conduire à terme certains projets.

La brouille entre Sankara et Kadhafi

Mais dès 1986, les relations entre Sankara et Kadhafi prennent un coup de froid. Sankara est sur le dossier tchadien. Des pourparlers sont organisés secrètement à Ouagadougou entre les différentes factions tchadiennes en conflit. Kadhafi n’apprécie pas cette « ingérence » de son ami dans ce qu’il considère être son affaire. Il ne faut pas oublier que la Libye soutenait militairement certaines factions armées tchadiennes. Sa stratégie, c’était d’installer un de ses protégés au pouvoir à N’Djamena. Or, Sankara (qui a adopté une fille tchadienne)voyait autrement la résolution de la crise. Il privilégiait le dialogue pour permettre aux leaders tchadiens d’aboutir à un consensus politique qui sortira le pays de plusieurs années de guerre civile.

Autre point de divergence entre lui et le Guide, c’est la question du Sahara occidental. Kadhafi a des positions fluctuantes sur la question. Tantôt il est pro- Polisario, tantôt il est avec le Maroc. La question du soutien à apporter à Charles Taylor est également une autre pomme de discorde. Taylor cherche des soutiens pour lancer son offensive contre le régime de Samuel Do au Libéria. Il a le feu vert d’Houphouët pour utiliser la Côte d’Ivoire comme base arrière. Le vieux a une dent contre Do qui a renversé et exécuté en 1980 son ami le président Tolbert. Pour le recrutement et la formation de ses hommes, Taylor a besoin d’argent et de camps d’entrainement. Il s’adresse à Rawlings et à Sankara. Il n’obtient pas gain de cause. Il sollicite néanmoins Sankara pour l’introduire auprès de Kadhafi. Là non plus, refus du président burkinabè. Il est catégoriquement opposé à la stratégie armée (la guerre civile) pour renverser les dictatures en place. Taylor préfère voir le capitaine Blaise Compaoré.

Ce dernier lui aurait promis de le mettre en contact avec Kadhafi en contre partie de son soutien pour renverser Sankara, selon Prince Johnson et plusieurs autres sources libériennes. François Xavier Verschave pense également que l’assassinat de Sankara est le crime fondateur des relations entre la françafrique et Kadhafi. Chacun avait ses intérêts à défendre. Les réseaux français voulaient le bois et le diamant libériens ; Houphouët voulait se venger, Kadhafi pensait pouvoir étendre son influence en Afrique subsaharienne en soutenant des mouvements armés qui se disent révolutionnaires et Blaise Compaoré voulait être à la place du khalife à Ouagadougou. En éliminant Sankara, chacun comptait atteindre ses objectifs.

Le 1er Septembre 1987, Sankara ne participe pas aux festivités de l’anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Kadhafi au pouvoir. C’est Blaise Compaoré qui le représente. Son séjour à Tripoli dure plus que prévu et l’ambassadeur du Burkina en poste en Libye remarque que le numéro 2 burkinabè est reçu à plusieurs reprises par le Guide avec beaucoup d’égards. Bruno Jaffré pense également que cette visite a été l’occasion pour Blaise et Kadhafi de sceller le sort de leur « ami Sankara ». Après le coup d’Etat d’octobre 87, l’axe Tripoli Ouagadougou va se renforcer. Aux festivités du 1er Septembre 1988 à Tripoli, Kadhafi demande aux présidents Rawlings du Ghana et Museveni d’Ouganda « d’oublier Sankara » et de composer avec Blaise. Le journal Jeune Afrique va en faire sa grosse UNE : « Kadhafi : il faut oublier Sankara ». Devant le refus des deux présidents de le rencontrer, le président burkinabè dira que de toutes les façons, « les paysans burkinabè ne savent pas où se trouve l’Ouganda ».

Les intérêts plutôt que les idéaux

Jusqu’en 2008, les relations entre Kadhafi et Blaise étaient au beau fixe. Le président Compaoré effectuait régulièrement des visites en Libye, s’il n’envoyait pas son ami Salif Diallo. Kadhafi est venu deux fois à Ouagadougou voir son ami, la première fois par la route. Déjà au milieu des années 90, les Libyens commencent à investir massivement au Burkina. Ils sont dans les banques (BCB, Banque sahélo-saharienne), l’hôtellerie (hôtel libya), dans les assurances avec Colina, dans les transports également. Le guide a également beaucoup investi dans l’humanitaire et dans le religieux à travers le financement des mosquées. Jusqu’aux mouvements des droits humains, chacun a reçu l’aide du Guide. Est-ce pour cela qu’on ne les a pas entendus au début de la crise libyenne quand le régime libyen réprimait les manifestants civils ? En 1998 également, c’était la même attitude devant le massacre de mille prisonniers civils à Benghazi. Le régime burkinabè, lui, non plus ne s’en offusquait guère, pourvu que les rentes continuent d’être protégées.

Ce n’est qu’en 2008 que les relations entre Blaise et Kadhafi vont prendre un coup de froid. Deux éléments sont avancés par l’entourage du président burkinabè pour expliquer la situation. D’abord la visite de Blaise Compaoré en Israêl. Kadhafi n’a pas du tout apprécié. Passe encore que des instructeurs israëliens soient employés à la présidence du Faso pour former la garde présidentielle, mais aller « s’exhiber » à Tel Aviv, c’en est trop pour le Guide. Il assimile cela à la trahison de la cause palestinienne qui lui tient à cœur. L’autre divergence, c’est sur son projet de « gouvernement africain ». Lors du sommet d’Accra, le Burkina a lâché la Libye qui voulait rallier une majorité de pays africains autour de ce projet. Depuis 1999, Kadhafi en a fait son cheval de bataille et il a mis les moyens pour cela. La Libye contribuait à hauteur de 15% à elle seule dans le budget de l’Union africaine. Là encore, Kadhafi s’est senti trahi par son ami Blaise. Au temps fort de cette présente crise, il a dépêché un émissaire auprès de son ami burkinabè, espérant qu’il ferait front avec d’autres pays au sein de l’Union africaine pour le soutenir. Mais dès le mois de juin, le Burkina avait commencé à se rapprocher du CNT. La déclaration du 23 août dernier ne vient qu’officialiser une reconnaissance de fait. Les intérêts ont encore pris le dessus très tôt sur l’amitié. La reconnaissance des nouvelles autorités de Tripoli était inévitable, tôt ou tard, mais beaucoup espéraient qu’au regard des relations particulières que Kadhafi a entretenues avec le Burkina, les autorités burkinabè auraient eu la patience de le voir complètement hors jeu avant d’embrasser ses tombeurs. L’attitude du Mali et de l’Afrique du Sud est à cet égard plus digne.

Abdoulaye Ly

Cet article est paru dans un nouveau mensuel Burkinabè MUTATIONS au mois de septembre 2011. Mutations est né l’été 2011 et parait chaque 1er du mois.

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