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Amérique latine : Tensions entre extractivisme et redistribution des richesses

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Par: 
Raúl Zibechi. Transription et traduction : Donatien Costa

Pobre este gobierno que no puede generar otro desarrolloPobre este gobierno que no puede generar otro desarrollo

Intervention de Raúl Zibechi, journaliste et écrivain uruguayen, dans le cadre du débat « Tensions entre extractivisme et redistribution dans les processus de changement en Amérique latine » au Forum Social des Amériques. Asunción, Paraguay, août 2010.

Je vais aborder quatre aspects relatifs au lien qui existe entre l’extractivisme et la redistribution, étant entendu que ce lien implique des relations de pouvoir.

Absence de débat sur le modèle

Une première tension est celle de l’absence de débat autour du modèle. D’une manière générale, les gouvernements ont admis et assumé que c’est le seul modèle viable et possible, nécessaire pour aller de l’avant. Et il n’y a pas de débat. Les gauches, nous nous sommes renforcées, les mouvements sociaux nous nous sommes consolidés dans notre trajectoire en discutant, en débâtant, en nous interpellant, en nous confrontant à nos problèmes. Il n’est pas nécessaire de rabaisser le niveau du débat, de fuir le débat, pour continuer d’être de gauche ou pour accorder un certain soutien aux gouvernements. 

Si nous ne discutons pas, si nous n’élevons pas la température des débats, nous continuerons à faire la même chose, à poursuivre avec un modèle qui a déjà un chemin tout tracé. Il serait acceptable si les gouvernements progressistes et de gauche rétorquaient en disant que « à la fin du mois, l’Etat doit payer les fonctionnaires, les maîtres d’école, les médecins, les infirmières, les militaires; assumer les obligations auxquelles est soumis tout Etat, au moins payer les salaires… Et pour cela, il a besoin de revenus». Mais ce ne sont pas leurs arguments. Ils nous disent que ce modèle est le bon, pour peu qu’ils soient interpellés à ce sujet.

Si nous acceptions ce débat, nous serions alors à cet autre niveau et nous pourrions nous dire « voilà ce que nous avons aujourd’hui, mais voyons de quelle façon nous pouvons essayer de sortir de ce modèle ». Il y a une petite avancée en ce sens dans le cas du projet ITT, qui offre un espace de débat intéressant, mais absolument insuffisant. Ce qui prédomine, c’est la continuité, la continuité sans débat.

Comment allons-nous renforcer des alternatives à l’extractivisme ? En disant que l’extractivisme est une bonne chose, qu’il faut continuer à construire des barrages hydroélectriques, qu’il faut continuer avec l’industrie minière, avec le soja, avec la canne à sucre pour produire des agro-combustibles, avec les plantations forestières, etc. ? Il est nécessaire d’ouvrir un débat de fond au sein des mouvements et entre les mouvements et les gouvernements. En ouvrant un débat, nous serions dans un lieu différent, une situation différente.

Difficile consolidation de nouveaux acteurs sociaux

Le deuxième problème que je remarque, c’est qu’il n’y a pas encore d’acteurs sociaux suffisamment affirmés pour combattre le modèle extractiviste. Je vais donner un exemple : durant la phase des privatisations du modèle néolibéral, du moins dans le Cône Sud, les acteurs sociaux s’étaient affirmés autour du mouvement syndical. C’était les entreprises publiques qui allaient être privatisées. A cette époque, les syndicats et une bonne partie des travailleurs publics, tout comme des travailleurs d’autres secteurs, avaient déjà une parfaite conscience que la privatisation de ces entreprises allait impliquer une perte pour les travailleurs et pour le pays. Et il y avait une conscience des droits qui tournait autour de cette propriété étatique des entreprises de télécommunication, d’hydrocarbures, d’électricité, de distribution du courrier, etc.

Aujourd’hui c’est plus complexe : les projets extractivistes se trouvent loin des grandes villes, dans la cordillère des Andes, ou dans la Pampa, ou dans d’autres lieux où cela ne touche pas – ou seulement indirectement – la majeure partie de la population. Les habitants des grandes capitales (et aujourd’hui nous avons une population majoritairement urbaine en Amérique Latine), ne sont pas immédiatement concernés par une concession minière située à cinq cent ou à mille kilomètres de la ville, ou parce que des champs sont affectés à la culture de soja ou à des plantations forestières. Et beaucoup de ces zones sont des territoires peu peuplés.

L’année dernière, j’étais en Equateur. C’est uniquement en allant dans les communautés les plus touchées par la pollution des sources des cours d’eau, que l’on peut comprendre la difficulté qu’ont ces communautés à faire passer le message aux gens de la ville : « nous, notre eau est déjà polluée, mais dans quelque temps c’est vous qui allez avoir un problème gravissime ». Il y a une difficulté énorme qui est en train de ralentir, de faire obstacle à la formation d'acteurs sociaux. Il est alors naturel que cette formation d’acteurs sociaux dans le but d’affronter l’extractivisme soit une tache plus complexe, plus longue et plus difficile ; parce qu’à l’exception de certaines communautés qui combattent les effets immédiats de l’extractivisme, ces effets ne sont pas clairement perceptibles pour la majeure partie de la population. Et en ce moment, il est indispensable d’ouvrir un débat, nécessaire à la formation d’acteurs sociaux, qui ne se forment que dans le conflit. Et le rôle du débat, de la clarification des idées, est fondamental. Le débat et le conflit vont ensemble.

Effet de domestication des politiques sociales

La troisième tension que j’observe, pour le moins depuis le Cône Sud, c’est la question des politiques sociales. D’un côté, les politiques sociales atténuent la pauvreté. Elles ont réussi à faire diminuer la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté. Grâce à elles, les personnes ont une meilleure alimentation, meilleure santé, etc. Elles n’ont pas été suffisantes pour réduire les inégalités (dans mon pays, l’Uruguay, les inégalités continuent à augmenter, bien que la pauvreté ait baissé de moitié), ce qui est un indicateur qui montre que le modèle d’accumulation reste polarisateur. Et il se passe la même chose en Argentine, au Brésil et bien sûr au Chili.

Mais de plus, il y a un autre problème avec ces politiques, et ici se situent la tension et la contradiction. Elles tendent, et là je vais le dire en toutes lettres, à domestiquer les acteurs sociaux, et à rendre difficile la réactivation des conflits. Elles tendent à diviser et à fragmenter ; et cela concerne non seulement certains dirigeants désignés mais des organisations entières. Et ceux qui ne se soumettent pas à cette domestication sont criminalisés. Dès lors, il est nécessaire de débattre de ces politiques sociales, au sujet desquelles, pour l’instant, la controverse n’existe pas. On accepte qu’elles aident à améliorer la situation de pauvreté, mais on ne voit pas les problèmes qu’elles génèrent en affaiblissant les mouvements.

Les politiques qui combattent la pauvreté ne sont pas nouvelles, elles ont été inventées, suite à la défaite au Vietnam, par un homme qui s’appelait McNamara et qui a été président de Ford, puis ministre de la Défense des Etats-Unis. Après  la guerre du Vietnam, il fut durant des années président de la Banque Mondiale et inventa le combat contre la pauvreté en disant : « si nous ne combattons pas certains niveaux extrêmes de pauvreté, jamais nous ne gagnerons ». Il pensait comme un militaire.

Ainsi, la Banque Mondial c’était « la ligne dure » de ces politiques sociales ; et les gouvernements de notre région, je pense surtout au Cône Sud, ont assumé le combat contre la pauvreté avec quelques modifications. Les politiques sociales continuent d’être des politiques compensatoires et facilitent l’accumulation de l’extractivisme, accumulation par le dépouillement, par le vol des biens communs.

Jusqu’à quel point et de quelle manière les politiques sociales désarticulent les mouvements ? Je connais  – car j’ai travaillé avec eux et que je maintiens un dialogue depuis de nombreuses années - le cas du Cauca et des indigènes Nasa, de Colombie. Ils sont pris en tenaille d’un côté par la guerre, féroce, terrible - tous les mois des dirigeants indigènes meurent assassinés - et de l’autre, par les politiques sociales. Dans certains cas, il s’agit simplement de distribuer de l’argent. Dans d’autres cas, de créer des organisations sociales qui se disent indigènes, qui parlent de « pluri » et de « mutli », mais qui sont créées par le Ministère de l’Intérieur, et là, c’est de la politique antisubversive.

Ainsi, je crois que nous avons ici une contradiction, parce que les politiques sociales sont à double tranchant : elles améliorent les indicateurs de pauvreté, mais « domestiquent » les acteurs sociaux. Nous avons un travail très important à mener avec certains responsables de ces politiques, parmi lesquels il y a des travailleurs sociaux, des sociologues, des dirigeants syndicaux ou sociaux, ex-piqueteros, ex-asambleístas, ou encore piqueteros, introduits dans les mouvements et qui dirigent des politiques sociales sur un territoire.

Dans le Cône Sud, les politiques sociales de dernière génération, qui prétendent ne pas être compensatoires, sont des politiques territoriales. Et leur machine à penser n’est plus la Banque Mondiale, mais la FLACSO. Ainsi, lorsque nous discutons de ce sujet, nous sommes en train de nous disputer pour nous battre, en partie, contre nous-mêmes, parce que ces politiques nous traversent, et nombreux d’entre nous y sont impliqués. Et je crois qu’il faut essayer de discuter pour voir comment faire pour que ces politiques facilitent l’organisation et le débat, qu’elles servent à renforcer les mouvements au lieu de les affaiblir. C’est une bataille que quelques mouvements sont déjà en train de mener, en Argentine et dans plusieurs autres pays. Ici, il y a un scénario ouvert, une tension très forte que nous ne savons pas encore manœuvrer et qui nous manœuvre souvent à nous-mêmes.

Nouvelle élite au pouvoir

La quatrième et dernière tension est la plus compliquée à formuler. Je suspecte l’émergence d’une nouvelle élite au pouvoir, probablement d’une nouvelle classe, d’une nouvelle nomenclature. Elle est constituée de certains syndicalistes (surtout ceux qui sont liés aux fonds de pension, ceux qui ont travaillé dans des banques), de cadres politiques de gauche (ceux qui ont fait carrière dans des municipalités ou des ministères, qui dirigent des politiques, qui sont à la tête des entreprises publiques ou étatisées - dans le cas de celles qui avaient été privatisées auparavant), et aussi d’anciens fonctionnaires, des fonctionnaires de carrière : c’est le cas par exemple de Samuel  Pinheiro Guimarães qui est l’un des concepteurs des stratégies au Brésil. Dans certains pays, des militaires aussi font partie de cette nouvelle élite.

Ainsi, est en train de se former quelque chose qui fait que - comme le disait un penseur brésilien, Chico Ribeira, - les catégories que nous utilisions auparavant –cooptation, trahison, classe dominante, bourgeoisie - ne sont peut-être plus utiles pour penser la nouvelle réalité que nous sommes en train de vivre. Mais regardons la réalité en face : pour beaucoup, nous retrouverons dans cette nouvelle élite une partie des nôtres. Peut-être non pas nous directement, mais des amis, des voisins, des parents, et nous-mêmes collaborant à cela.

Une nouvelle élite est en train de surgir et cette élite maitrise notre discours et notre vocabulaire: droits de l’homme, etc. Ainsi, le continent est en train de se transformer. Radicalement. Dans cette transformation, les mouvements sont affaiblis, apparaît un nouveau secteur dominant qui nous connait très bien parce qu’il vient de nous, de nos mouvements, et qui sait comment nous manier et comment manier les liens.

Il y a un ensemble de tensions qui sont en train de renforcer un modèle qui par lui-même ne pourra jamais redistribuer et dont le côté le plus pervers implique d’énormes niveaux d’accumulation. Nos pays sont exportateurs d’or, d’argent, de matériaux qui sont fondamentaux pour l’accumulation des richesses. Et à l’autre extrémité de ce même modèle, des politiques sociales qui nous affaiblissent, qui font que pour beaucoup de gens c’est plus intéressant de s’inscrire dans un mouvement, non pas pour combattre, mais pour faire des démarches auprès d’un ministère et entrer dans un cercle, ce qui, au bout du compte, n’apporte rien au conflit social. Le conflit, le débat social, est la seule chose qui peut nous faire sortir de ce modèle extractiviste et ouvrir les portes pour que –peut-être - il y ait dans le futur un modèle que nous ne concevons pas encore clairement, mais qui soit plus juste, plus horizontal et qui redistribue mieux les richesses.

Transcription et traduction par Donatien Costa

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