En Tunisie, la crise politique débouche sur une crise constitutionnelle

Afin de répondre au mécontentement, le Président Kaïs Saïed destitue son Premier ministre et suspend le Parlement, faisant entrer la Tunisie dans une nouvelle ère d'incertitudes.

Des partisans du président Kaïs Saïed réunis devant le Parlement tunisien. (Zoubeir Souissi/REUTERS)
Publié le 26 juil. 2021 à 15:34Mis à jour le 26 juil. 2021 à 19:01

Le ras-le-bol a obtenu gain de cause. Après un dimanche de nouvelles manifestations contre les blocages politiques et les défaillances économiques - aggravées par une gestion hasardeuse de la pandémie, qui a fait plus de 18.000 morts en Tunisie - le président tunisien, Kaïs Saïed, a décidé de démettre son Premier ministre, Hichem Mechichi, et de suspendre l'activité du Parlement pour trente jours.

S'appuyant sur l'article 80 de la Constitution, qui stipule qu'en cas de « péril imminent […] entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle », Kaïs Saïed s'est de facto attribué les pleins pouvoirs pour un mois. « Le président se chargera du pouvoir exécutif avec l'aide d'un gouvernement dont le président sera désigné par le chef de l'Etat », a-t-il affirmé dans une allocution à la télévision tunisienne, dimanche.

Une décision fustigée par le parti islamiste Ennahdha, première formation politique du pays. Son leader Rached Ghannouchi - qui est également le président du Parlement tunisien - n'a pas hésité à la qualifier de « coup d'Etat contre la révolution et la Constitution ». D'autres partis et personnalités politiques ont également exprimé leur inquiétude, à l'instar de Qalb Tounès, le parti de Nabil Karoui - battu à la présidentielle de 2019 par Kaïs Saïed - ou l'ancien président Moncef Marzouki.

Ennahdha cristallise les tensions

Une crise inédite pour cette jeune démocratie, en proie depuis des mois à des tensions politiques entre le président Kaïs Saïed et le parti islamiste Ennahdha, sur fond de crise économique et sanitaire. Ces tensions ont poussé de nombreux Tunisiens à exprimer leur mécontentement dans les rues ces dernières semaines.

« Les demandes des manifestants étaient assez hétérogènes », commente Karim Guellaty, analyste politique et actionnaire du journal tunisien Business News. « Certains exigeaient la fin des blocages politiques, d'autres critiquaient la gestion de la crise sanitaire… Certains réclamaient simplement plus de dignité », explique-t-il. « C'est un ras-le-bol contre le pouvoir », tranche Hakim El Karoui, chercheur à l'Institut Montaigne.

Si les demandes étaient multiples, une grande partie de la contestation s'est concentrée sur Ennahdha, le parti islamiste modéré qui a participé à toutes les coalitions gouvernementales depuis la chute du régime de Ben Ali en 2011. Des slogans hostiles à la formation ont été scandés, et plusieurs bureaux du parti ont été attaqués, notamment à Hammamet et à Ettadhamen. « Les forces politiques au pouvoir ont réussi à faire porter la responsabilité à Ennahdha, alors que par définition le système politique tunisien est consensuel », commente Hakim El Karoui.

Une analyse partagée par Karim Guellaty. « Ennahdha est aujourd'hui le seul parti structuré en Tunisie, analyse-t-il. Depuis les élections législatives de 2019, ce sont eux qui font la pluie et le beau temps. Nous aurions été dans la situation de 2014, ou la coalition était constituée de deux partis, ou celle de 2011, où la Tunisie était gouvernée par une troïka (trois partis), les manifestants auraient été contre tous les partis au pouvoir. »

Incertitude constitutionnelle

Pour faire sauter le verrou politique et satisfaire les manifestants, Kaïs Saïed a donc dégainé l'arme constitutionnelle, provoquant l'inquiétude de la communauté internationale. L'Allemagne a appelé « à revenir à l'ordre constitutionnel le plus rapidement possible », tandis que la Turquie, alliée d'Ennahdha en Tunisie, a critiqué « la suspension du processus démocratique et le mépris du désir de démocratie du peuple ».

« Tous les juristes s'accordent à dire que c'est un coup d'Etat », confirme Hakim El Karoui. Un constat plus nuancé pour Karim Guellaty. « Le seul point où il tord la Constitution, c'est en gelant les activités du Parlement. » En effet, l'article 80 de la Constitution tunisienne prévoit que l'assemblée des représentants du peuple - le Parlement tunisien - soit « en état de réunion permanente ». Les députés ne pouvaient se rendre lundi matin dans le bâtiment encerclé par l'armée.

Pour l'heure, difficile de savoir si un retour à la normale aura lieu au bout des trente jours de gel du Parlement. Le statut d'indépendant du président de la République plaide toujours en sa faveur. « Si Kaïs Saïed avait un parti, des membres et des forces qui l'accompagnaient, là il y aurait matière à s'alarmer, explique Karim Guellaty. Or ce n'est pas le cas. L'armée est extrêmement légitimiste en Tunisie, et des gouverneurs et des maires ont été élus de manière démocratique. Ce qu'il a fait, c'est siffler la fin de la récréation. »

Mehdi Laghrari

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