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Citoyenneté et liberté

 | 
Anne-Claire Faucquez
, 
Linda Garbaye

Partie 2. Le tournant révolutionnaire de la citoyenneté

Chapitre 5. Les Américains en France de 1792 à 1799

Citoyenneté et nationalité républicaines

Carine Lounissi

Texte intégral

  • 1 Marienstras Élise, Nous le peuple. Les origines du nationalisme américain, Paris, Gallimard, 1988, (...)

1 Les Articles de la Confédération, première Constitution des États-Unis ratifiée en 1781, établissent une citoyenneté « uniforme1 » au sens où les citoyens bénéficient désormais de la protection des droits garantie par chacun des États où ils résideront, disposition confirmée dans la Constitution fédérale de 1787. Au niveau des États, dès 1776 et l’indépendance, tous les hommes blancs âgés de plus de seize ans doivent prêter serment et s’engager à soutenir les nouveaux gouvernements locaux s’ils ne veulent pas être considérés comme des traîtres loyalistes restés fidèles à l’ancienne mère patrie. La citoyenneté américaine est donc d’emblée ancrée dans un engagement politique qui consiste à soutenir le régime républicain de son État contre le modèle monarchique. Être citoyen, c’est un choix, et c’est, en échange de cette allégeance, bénéficier de la garantie d’un certain nombre de droits fondamentaux.

  • 2 Voir Bradburn Douglas, The Citizenship Revolution. Politics and the Creation of the American Union, (...)

2Ce n’est cependant pas le contenu de la notion de citoyenneté et des droits qu’elle ouvre qui sera abordé ici. On peut, en effet, distinguer trois dimensions dans la « citoyenneté » républicaine telle qu’elle émerge à la fin du xviiie siècle : l’adhésion aux principes républicains, l’appartenance à une « nation » et le droit de cité. Le fait de s’affirmer « citoyen » des États-Unis à l’étranger, et notamment en Europe, renvoie à une conception minimale de la citoyenneté qui se réduit souvent à la « nationalité » américaine, c’est-à-dire à l’appartenance à une communauté qui est républicaine, mais sans paradoxalement impliquer ni le droit de vote ni les autres droits afférant à la citoyenneté dans ce pays d’origine. Après 1792 et la proclamation de la République française, être citoyen signifie en France, comme aux États-Unis, faire allégeance à la forme républicaine (par opposition à la monarchie), même si on ne possède pas le droit de vote, qui est restreint, comme de l’autre côté de l’Atlantique, à certaines catégories de la population2. En France et aux États-Unis, il y a dès lors potentiellement coïncidence entre nationalité et allégeance républicaine – à défaut d’une adéquation entre nationalité et droit de vote – puisqu’être français ou américain, c’est appartenir à une république, voire aux deux républiques en même temps.

  • 3 Perl-Rosenthal Nathan, Citizen Sailors. Becoming American in the Age of Revolution, Cambridge, Harv (...)
  • 4 Rapport Michael, Nationality and Citizenship in Revolutionary France. The Treatment of Foreigners, (...)
  • 5 Voir notamment Marzagalli Silvia, Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815. Politique et stratégies né (...)
  • 6 Les études globales portent sur les Américains connus (Ziesche Philipp, Cosmopolitan Patriots. Amer (...)

3Or, il n’existe pas alors de papiers d’identité proprement dits. La seule catégorie de citoyens américains possédant un tel document est, semble-t-il, celle des marins. Cette disposition est dictée par des nécessités géostratégiques et par la circulation maritime qui se trouve compliquée par les conflits européens après 1789. Le 28 mai 1796, une loi fédérale introduit un « certificat » de citoyenneté américaine pour les marins, document dont Nathan Perl-Rosenthal a récemment rappelé l’importance3. Pourtant, même ceux qui sont en possession de ce précieux document ne sont pas à l’abri d’ennuis tant en France qu’en Angleterre puisqu’il est alors difficile de distinguer les marins américains des marins anglais, notamment par leur accent, qui était identique4. La dimension ethnique ou culturelle de la citoyenneté entre ainsi en conflit avec sa dimension politique ou légale. Outre les marins, c’est également le genre de mésaventure que connaissent des citoyens américains peu connus qui voyagent en France et qui sont la plupart du temps des négociants5. Il n’y a toutefois, à ce jour, pas d’étude systématique approfondie de la présence en France de ces Américains moins connus6. Ceux-ci se déplacent avec des passeports délivrés par la diplomatie américaine en France, dirigée successivement par William Short (1790-1792), Gouverneur Morris (1792-1794), James Monroe (1794-1796) et Charles Cotesworth Pinckney (1796-1797), non reconnu par le Directoire, à la suite duquel il n’y a plus d’ambassadeur américain pendant plusieurs années, mais un consul général des États-Unis, Fulwar Skipwith.

  • 7 Buel Richard, Joel Barlow, American Citizen in a Revolutionary World, Baltimore, Johns Hopkins Univ (...)

4Des figures plus célèbres se trouvent, pour leur part, prises entre leurs nationalités américaine et française, tels La Fayette, Joel Barlow ou Thomas Paine7. La situation de ces citoyens américains, en vue ou moins en vue, à l’époque et dans l’historiographie récente, évolue en fonction des lois et décrets votés par les différentes assemblées et gouvernements républicains français, dont l’attitude vis-à-vis de l’étranger (en tant que personne, zone géographique et concept) change considérablement entre 1792 et 1799. On note dès 1792 une hésitation terminologique sur la distinction entre Anglais et Américains. Ce flou devient véritablement problématique à partir de 1793 où l’Anglais incarne l’ennemi idéologique et stratégique. Malgré un contexte diplomatique de plus en plus tendu après le traité de Jay ou traité de Londres de 1794, les Américains représentent encore l’allié et l’ami républicains et ce, tant bien que mal, jusqu’en 1798, où la quasi-guerre vient envenimer les relations franco-américaines.

  • 8 Il s’agit d’une enquête en cours, qui se fonde sur les sources consultées jusqu’à présent aux Archi (...)

5 En m’appuyant à la fois sur des figures connues et moins connues, dont la citoyenneté américaine ou multiple a fait l’objet de débats publics ou internes aux instances gouvernantes républicaines françaises, je me propose de suivre ces évolutions sur un mode chronologique, en commençant à la chute de la monarchie le 10 août 1792. Ce moment semble à première vue être celui de l’idéal d’une citoyenneté universelle, mais il est de courte durée. L’entrée en guerre contre l’Angleterre au début de l’année 1793 paraît, en effet, marquer la fin de ce modèle, ou induit du moins un infléchissement sélectif de cette vision universaliste. La période du Directoire constitue enfin un troisième moment car après 1795, loin de se normaliser, les relations entre la France et les États-Unis deviennent de plus en plus complexes et l’Américain acquiert à son tour, ou peu s’en faut, un statut proche de celui de l’ennemi. Les différents cas de figure étudiés ici illustrent les affres de la naissance de la citoyenneté républicaine dans le monde atlantique ou l’espace transatlantique, et notamment les tensions entre deux des trois dimensions de cette citoyenneté, à savoir, d’une part, le rejet du statut de sujet et donc du régime monarchique et, d’autre part, l’appartenance à une communauté nationale8.

1792 : l’idéal de la fraternité et des citoyennetés multiples ou la fin de la citoyenneté exclusive ?

  • 9 Archives parlementaires de 1789 à 1860. Recueil complet des débats législatifs & politiques des Cha (...)
  • 10 Ibid., t. 49, p. 10.

6Les Américains qui voyagent et séjournent en France après le 10 août 1792, et surtout après la proclamation de la République le 21 septembre, se trouvent dorénavant dans un rapport de citoyens à citoyens, du moins théoriquement. Parce qu’elle est liée aux droits de l’homme, la citoyenneté française est potentiellement universelle. Cette dimension transnationale s’applique, semble-t-il, essentiellement à des figures intellectuelles ou politiques de premier plan. Avant même l’instauration de la République, le 24 août 1792, l’Assemblée nationale décide que « le titre de citoyen français sera décerné à tous les philosophes qui ont eu le courage de défendre la liberté et l’égalité dans les pays étrangers9 ». Marie-Joseph Chénier (frère d’André Chénier qui a collaboré avec La Luzerne, l’ambassadeur de France à Londres) propose de donner ce statut, entre autres, à « Payne, l’immortel auteur du Sens commun et du beau livre des Droits de l’homme » et à « Madisson [sic], qui dans Le fédéraliste a développé avec profondeur le système des confédérations ». Il s’agit donc d’une citoyenneté méritocratique, offerte à des « citoyens du monde », dont la liste comprend les Américains suivants, même si leur nationalité n’est pas précisée : Thomas Payne, Georges Washington, Alexander Hamilton (nommé « Jean Hamilton ») et James Madison (désigné par « N. Madison10 »). Les imprécisions orthographiques et nominales qui figurent dans les comptes rendus des séances de l’Assemblée tendent à montrer une certaine méconnaissance du monde anglo-américain, du moins de la part des secrétaires de séances.

  • 11 Ibid., t. 48, p. 688-691.

7Ce don de citoyenneté ne s’est cependant pas fait dans l’unanimité et un certain nombre de critiques acerbes se sont fait entendre lors des débats de la fin août 1792. La question de l’idéal cosmopolite n’est pas la seule en jeu puisque les élections à la Convention vont bientôt avoir lieu. Un certain nombre de députés, qui seront des futurs Montagnards à la Convention, s’opposent à cette mesure. Ils s’insurgent notamment contre l’idée de donner la citoyenneté française à des Anglais, ce qui poserait un problème en cas de conflit avec la Grande-Bretagne. Basire s’en prend ainsi à Paine, Priestley mais également à Madison (qui n’est pourtant pas anglais), qu’il considère comme l’« aristocratie des demi-talents », concluant que Chénier et Fauchet (qui sont tous deux de futurs Girondins à la Convention) « livr[ent] la Convention aux étrangers11 ».

  • 12 Archives nationales (désormais AN), C/180.
  • 13 Archives parlementaires de 1789 à 1860…, op. cit., t. 53, p. 273.
  • 14 Ibid., t. 58, p. 637.

8Ces citoyens américains appelés à devenir français sont tantôt désignés comme « Anglais », tantôt comme « Américains ». C’est le cas de Paine, qui est le citoyen américain ayant vécu le plus longtemps en France pendant la Révolution française. Son identification nationale a changé tout au long de son séjour en France au gré des besoins des divers gouvernements français et en fonction de questions partisanes. On le voit lors du débat cité ci-dessus à la fin de l’été 1792. La controverse sur la dangerosité présumée d’un Paine vu comme Anglais est réactivée lors de son élection à la Convention dans le district du Pas-de-Calais début septembre 1792, mais temporairement puisque Paine sera élu assez facilement12. Le cas de Barlow paraît a priori différent étant donné qu’il est né dans le Connecticut. Or, dans le compte rendu de la séance du 7 novembre 1792 où Grégoire propose de lui conférer la citoyenneté française, Barlow est curieusement dénommé « citoyen anglais13 ». Cependant, lorsqu’il devient citoyen français le 17 février 1793, il est cette fois explicitement désigné comme « habitant des États-Unis d’Amérique », mais pas comme Américain14. Ces hésitations sur les qualificatifs à attribuer aux citoyens américains sont révélatrices d’une difficulté (pratique et idéologique) à distinguer une citoyenneté américaine du statut de sujet britannique, ce qui est inattendu pour la France qui a soutenu les patriotes américains dans leur combat. Un terme courant de compromis employé à l’époque est celui d’« Anglo-Américain ». Il ne facilite toutefois pas le travail de différentiation et tend paradoxalement à abonder dans le sens des autorités britanniques qui refusent de reconnaître la citoyenneté américaine et qui maintiendront cette position jusqu’à la guerre de 1812.

  • 15 Voir Gottschalk Louis, Lafayette Between the American and the French Revolution (1783-1789), Chicag (...)
  • 16 Loveland Anne C., Emblem of Liberty. The Image of Lafayette in the American Mind, Baton Rouge, Loui (...)
  • 17 « Adjuged and taken to be natural born citizens of this State », https://www.nytimes.com/1919/09/07 (...)
  • 18 Davenport Beatrix Cary (éd.), A Diary of the French Revolution by Gouverneur Morris, London, G. Har (...)

9Malgré l’existence d’un cadre légal général, la citoyenneté semble être soumise à l’interprétation des autorités qui ont à gérer des cas particuliers. On peut à cet égard évoquer la situation de La Fayette en 1792 qui représente le cas de figure inverse, celui d’un Français ayant obtenu la citoyenneté américaine. Ce moment est souvent évoqué dans les études sur la dimension transatlantique de La Fayette, du moins depuis celle de Louis Gottschalk15, mais il est utile de le rappeler ici car les échanges de lettres entre diplomates américains montrent le caractère problématique de cette possible « double citoyenneté16 ». Le général français, prisonnier des Autrichiens, tente de faire valoir son statut de citoyen américain auprès de William Short à qui il écrit le 26 août 1792. Short transmet début septembre cette demande à Gouverneur Morris, désormais représentant officiel des États-Unis en France, qui lui répond que quand bien même « Monsieur de La Fayette serait un sujet [terme assez surprenant et peut-être motivé par l’origine française du général] natif d’Amérique », il ne pourrait pas intervenir puisque La Fayette combattait dans l’armée française et non dans l’armée américaine au moment où il fut fait prisonnier. Morris conclut donc que ce dernier est « français ». Or, La Fayette a bien obtenu la citoyenneté américaine le 28 décembre 1784 de l’Assemblée du Maryland qui dans son décret fait savoir que lui et ses descendants doivent être considérés comme « citoyens natifs de cet État17 ». Thomas Pinckney, ambassadeur des États-Unis en Grande-Bretagne, écrit à William Short quelques jours plus tard à ce sujet et désigne La Fayette dans ses lettres comme « notre ami et concitoyen », tout en reconnaissant le caractère délicat du statut du héros de la guerre d’Indépendance américaine dans les circonstances présentes. Selon Pinckney, il ne servirait à rien de faire valoir la citoyenneté américaine de ce dernier d’un point de vue légal et/ou diplomatique. Cette démarche apparaîtrait tout au plus comme « un témoignage de gratitude nationale » de la part des officiels américains. En décembre, dans une autre lettre à Morris, Short continue néanmoins d’appeler La Fayette « notre concitoyen18 ». On voit donc que la définition de la citoyenneté est déjà à géométrie variable et que la diplomatie joue un rôle-clé dans la décision d’utiliser ou non les dispositions légales définissant cette citoyenneté.

Le tournant de 1793 ou l’étranger comme ennemi ?

  • 19 Wahnich Sophie, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française (1997) (...)
  • 20 Les nombreux biographes de Paine ont écrit sur cet épisode en se fondant surtout sur les travaux de (...)

10Malgré (ou à cause de) la proclamation le 22 avril 1793 par George Washington de neutralité des États-Unis dans le conflit européen, la situation des Américains en France se complique lors du vote des lois sur les étrangers, le 21 mars d’abord, puis le 10 octobre contre les Anglais (dont les Américains ne sont pas toujours clairement distingués) et le 25 décembre contre tous les citoyens ou résidents nés à l’étranger. Paine, qui était jusqu’à présent passé entre les mailles du filet, est arrêté quelques jours plus tard. Né en Angleterre, il est devenu américain puisqu’il a prêté serment d’allégeance aux États-Unis en 1777 lorsqu’il a été nommé secrétaire des Affaires étrangères auprès du Congrès. Paine est doublement suspect dans le contexte français de la fin de l’année 1793, suspect et étranger étant alors synonymes, comme l’a montré Sophie Wahnich19. Une fois en prison, Paine tente de faire valoir sa citoyenneté américaine auprès de Gouverneur Morris, qui se heurte aux autorités françaises. Morris conclut le 14 février 1794 que Paine est bien citoyen américain, mais « hors de [sa] juridiction ». Le ministre français des Relations extérieures, Desforgues, abonde dans le sens de Morris puisque Desforgues indique que la citoyenneté française de Paine a annulé sa citoyenneté américaine, ce qui signifie que Paine dépend uniquement de la législation française et donc ni de la loi des nations ni des dispositions des traités avec les États-Unis20. Cette position confirme qu’il ne peut y avoir alors de double citoyenneté.

  • 21 Archives nationales, F/7/4774/61. La plupart des signataires figurent dans Bizardel Yvon, Bottin de (...)

11En janvier 1794, une pétition signée par des Américains résidant en France est envoyée à la Convention pour tenter de faire libérer Paine21. Cette démarche constitue une forme de diplomatie non officielle des expatriés. Outre Joel Barlow, les signataires de cette pétition sont des hommes d’affaires américains pour la plupart vivant ou ayant séjourné à Paris. D’après le contenu de cette pétition, dont ne subsiste que la version en français, ces derniers sont « persuadés que sa qualité d’étranger et d’ex-député est la seule cause de [l’]arrestation provisoire » de Paine. C’est, selon ses concitoyens, la nationalité américaine de Paine, mentionnée ici en premier, qui expliquerait son emprisonnement. Cette pétition n’a pas l’effet escompté et le président de la Convention, Vadier, en profite même pour préciser que l’arrestation de Paine a bien eu des motifs politiques car il a été trompé par ses amis girondins dans sa compréhension de la Révolution. Plus que l’inefficacité de cette pétition, il est plus intéressant ici de constater que ces négociants américains semblaient former un réseau de contacts, qui avait déjà été mis à profit pour faire libérer l’un des signataires de la pétition en faveur de Paine, Thomas Waters Griffith, originaire de Baltimore.

12Ce dernier fut arrêté le 18 octobre 1793. Les motifs de son arrestation, d’une part, sont révélatrices des tensions diplomatiques et géostratégiques de l’époque et, d’autre part, démontrent le manque de rigueur ou de cohérence dans les raisons invoquées. Le comité de surveillance de Nanterre qui a procédé à son interpellation fait savoir qu’il est « suspect » car il n’a que son « passeport » à fournir. Le Comité de sûreté générale mentionne dans son arrêté qu’il « sera conduit à la prison des Madelonnettes », lieu d’incarcération des prisonniers politiques, parce qu’il « vient d’Angleterre » et n’a su oralement convaincre ni de « son patriotisme » (mot qui est d’ailleurs une correction puisqu’il est ajouté au-dessus d’un autre, illisible, qui est barré, ce qui tendrait à prouver qu’il y a eu une hésitation à cet égard) ni de « ses principes ». En d’autres termes, il est soupçonné d’être un espion à la solde des Anglais. Dans l’un des procès-verbaux figurant dans le dossier de Griffith, il est désigné comme « Anglais ou Américain ».

  • 22 Pour son laissez-passer, voir AN, F/7/4733 et pour son passeport, F/7/4412.

13Griffith voyageait alors avec un laissez-passer délivré par la municipalité du Havre. Tout à fait conforme à ce type de documents, ce laissez-passer fournit une sorte de portrait-robot manuscrit qui fait office de photographie d’identité. Cette caractérisation relativement vague permettait des échanges de certificats assez aisés. La description physique de Griffith inscrite sur son laissez-passer diffère ainsi légèrement de celle figurant sur son passeport ou certificat de nationalité délivré par Gouverneur Morris22. Ce dernier est, en effet, intervenu auprès de Desforgues, ministre des Affaires étrangères, et lui a fourni le certificat officiel de citoyenneté de Griffith, établi le 25 août, dans lequel Morris atteste en tant qu’ambassadeur que Griffith est « citoyen des États-Unis ». Dans la lettre qu’il adresse au Comité de sûreté générale le 27 octobre 1793, Desforgues souligne que cette preuve de la citoyenneté américaine de Griffith devrait suffire à entraîner sa libération immédiate puisqu’il a été « arrêté comme Anglais ». Il insiste sur ce motif comme seul valable pour son arrestation et précise qu’il n’est pas informé de potentiels « faits plus graves » retenus contre lui.

  • 23 Il quitta la France peu après pour se réfugier en Angleterre. Rougé Jean-Robert (dir.), L’idée amér (...)
  • 24 Cette discussion n’a pas, semble-t-il, de rapport direct avec Gilbert Imlay et Mary Wollstonecraft, (...)

14Le 26 octobre, la veille, une discussion a eu lieu à la Convention concernant le sort des épouses des Américains arrêtés en vertu des dispositions de surveillance des étrangers. Benjamin Rotch, quaker installé à Dunkerque, qui n’était pas un fervent partisan de la Révolution française, présente une pétition à la Convention pour demander la libération des épouses d’Américains arrêtées dans cette ville en raison de leur naissance en Angleterre23. Comme elles sont mariées à des pêcheurs de baleine de Nantucket, Rotch argue, afin d’obtenir une exception à la loi contre les étrangers, que le cadre juridique du mariage signifie que « ces femmes, quoique nées Anglaises, sont censées [être] Américaines ». Basire (méfiant à l’égard des étrangers, on l’a vu) abonde pourtant ici dans le sens de Rotch et soutient sa demande en faveur de « toutes [les] étrangères qui ont épousé des Américains, attendu qu’ils sont des vrais amis de la liberté », mais surtout parce qu’elle est une extension de la loi qui offre les mêmes garanties aux femmes nées hors de France ayant épousé des Français avant la date de cette loi. Cette motion est votée par la Convention24.

  • 25 Verhoeven Wil, Americomania and the French Revolution Debate in Britain, 1789-1802, Cambridge, Camb (...)
  • 26 AN, F/7/4733.

15Le soir même, Louis Philippe Gallot de Lormerie (ou L’Ormerie) adresse une lettre au Comité de sûreté générale. Ce dernier, en contact notamment avec Jefferson et Crèvecœur, faisait partie des réseaux franco-américains depuis les années 178025. Dans sa lettre du 26 octobre 1793, Lormerie plaide la cause de Griffith et lie le vote en faveur des épouses d’Américains à sa demande de libération de Griffith. Il s’appuie en effet sur « cette loi » qui « doit faire présumer libres les citoyens des États-Unis, républicains et alliés de la France ». Griffith est bien, selon Lormerie, un « véritable républicain26 ». Dans le contexte français, les citoyens américains se retrouvent donc dans la même position que vis-à-vis des autorités américaines pendant la guerre d’Indépendance, puisqu’ils doivent prouver leur adhésion au modèle républicain.

  • 27 Archives parlementaires de 1789 à 1860…, op. cit., t. 79, p. 377.

16Benjamin Rotch, qui a soumis la pétition en faveur des épouses de citoyens américains, souhaite même que tous les Américains, qu’il décrit comme les « amis de la liberté, vos plus ardents admirateurs et vos premiers alliés », soient explicitement exclus du décret ou qu’il soit réaffirmé qu’ils « n’y ont jamais été compris », mais cette requête restera sans suite. En revanche, quelques semaines plus tard, le 17 novembre 1793, la Convention réaffirme son attachement à ses alliés, les cantons suisses et les États-Unis, et charge le Comité de salut public « de resserrer de plus en plus les liens de l’alliance et de l’amitié » avec ceux-ci. Le texte adopté par la Convention ajoute même que le Comité veillera notamment à prêter une oreille attentive aux « objets particuliers de réclamation respective27 ». C’est sans doute à la suite de ce décret que les soutiens de Griffith se décident à présenter deux jours après, le 19 novembre 1793, leur pétition en faveur de la libération de ce dernier. Cette pétition a bien été renvoyée au Comité de sûreté générale pour examen, mais j’ai ensuite perdu sa trace aux Archives nationales, ce qui ne m’a pas permis non plus de déterminer la date exacte à laquelle Griffith a été libéré.

  • 28 Campbell Wesley J., « The French Intrigue of James Cole Mountflorence », William and Mary Quarterly(...)
  • 29 Alexandre Jean et Perrin-Chevrier Marie-Rose, « Un gentilhomme paisible, le “Batave” Jacobus Blaauw (...)
  • 30 AN, AF/II/49, plaquette 378, dossier no 14.

17Le 12 novembre, quelques jours avant le décret du 17, Desforgues, le ministère des Affaires étrangères se voit dans l’obligation de rappeler à l’exécutif français que les Américains sont des alliés de la France et que des « rapports de fraternité et de commerce […] subsistent entre le peuple français et les États-Unis d’Amérique ». Ce rappel intervient dans une lettre où il intercède en faveur de James Cole Mountflorence. Ce dernier, tout en étant né et ayant grandi en France, de parents irlandais et anglais, se présente exclusivement comme citoyen américain. Il s’engage en effet dans l’armée continentale pendant la guerre d’Indépendance, puis, comme Lormerie, participe à des opérations foncières dans l’Ouest américain et noue des liens avec Genêt, ambassadeur de France aux États-Unis28. De retour en France après un voyage en 1793, Mountflorence, bien qu’en possession d’un passeport délivré par Jefferson, est arrêté à Belfort car il a en main un autre passeport, délivré par Étienne Audibert Caille, consul de la République française à Amsterdam. Or, Caille a fui cette ville au printemps 1793. Il est suspecté d’être un hébertiste et un partisan d’Anacharsis Cloots29, qui sera arrêté en décembre 1793 en même temps que Paine. Gouverneur Morris demande alors la libération de Mountflorence et de son épouse qui sont, confirme-t-il, tous deux « citoyen » et « citoyenne » américains30. Qui délivre les documents de voyage est donc primordial à un moment de la Révolution française où l’orthodoxie montagnarde tend à s’imposer sous diverses formes. Même un passeport délivré par un ancien ambassadeur américain en France, Jefferson, n’est pas une garantie suffisante. Cette méfiance s’aggrave, d’une part, après le traité de Jay de 1794 entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, perçu par le gouvernement français et les Jeffersoniens comme une violation des traités d’alliance et de commerce signés avec la France en 1778, et, d’autre part, à la suite de questions internes à la France puisque le Directoire prend des mesures répressives contre ce qu’il perçoit comme des menaces de subversion de la Constitution de l’an III.

Le Directoire ou le règne de l’exception ?

18Le 10 mai 1796 (21 floréal an IV), à la suite de l’arrestation de Babeuf, les conseils législatifs excluent de Paris les résidents et citoyens nés à l’étranger, sauf ceux qui ont été autorisés à rester par le Directoire, inaugurant ainsi une politique de l’exception. Parmi ceux-ci figurent des citoyens américains. Paine obtient cette autorisation exceptionnelle le 13 mai, non pas en tant que citoyen né hors de France, mais en tant qu’ex-conventionnel, ce qui en fait, une fois de plus, un cas particulier. Il intercède néanmoins en faveur d’autres résidents « anglo-américains », tel John Martin, citoyen américain ayant entretenu des liens avec Benjamin Franklin, Richard Price et Joseph Priestley, et qui obtient cette autorisation le 22 mai sur la recommandation conjointe de Paine et de James Monroe qui a succédé à Gouverneur Morris au poste d’ambassadeur des États-Unis en France.

  • 31 AN, AF/III/264, plaquette 1, dossier 264.
  • 32 AN, F/7/7300, dossier 3246. L’affaire XYZ est un épisode politico-diplomatique qui eut lieu en 1797 (...)
  • 33 AN, F/7/7310, dossier 4509.

19En novembre 1796, James Monroe est démis de ses fonctions par Washington. Le 1er décembre, Paine conseille au Directoire d’attendre la confirmation de son successeur, Charles Cotesworth Pinckney, par le Sénat américain avant de le recevoir officiellement comme ambassadeur31. Ce n’est toutefois pas seulement l’avis de Paine qui conduit le Directoire à refuser d’accréditer Pinckney en décembre 1796. S’ouvre ensuite une période où il n’y a plus de chef officiel de la diplomatie américaine en France, en dehors du consul général, Fulwar Skipwith, et des consuls dans les villes de province. Cette situation est une source d’inquiétude manifeste pour les Américains résidant à Paris, dont le statut paraît précaire, comme en témoigne la lettre que Paine envoie en anglais à Sotin, le ministre de la Police générale, le 22 septembre 1797, quinze jours après la répression du 18 fructidor contre les royalistes. Paine lui demande de préciser la position du Directoire à l’égard des Américains à Paris, ajoutant que lui et ses concitoyens attendent l’arrivée des commissaires américains (qui se terminera par l’affaire XYZ32). C’est également Paine qui intercède en faveur d’un couple d’Américains, Ebenezer et Anna May, à l’automne 1797 afin de leur obtenir un passeport33.

20Ce genre d’intercessions s’avère d’autant plus nécessaire que les passeports accordés par les autorités diplomatiques américaines officielles sont contestés par le Directoire à partir de 1796. Le 30 septembre, avant même le rappel de Monroe, le gouvernement français dénonce le comportement du consul des États-Unis à Hambourg et l’accuse d’avoir fourni de faux passeports américains à des Anglais ou plus exactement de « donner des passeports à des Anglais sous le titre d’Anglo-Américains ». Il semble que la crise diplomatique soit déjà amorcée. À partir du 8 janvier 1797, c’est le « le ministre de la Police générale [qui] sera chargé de la délivrance des passeports aux citoyens des États-Unis d’Amérique ». La crise s’aggrave lorsque, le 10 avril, le Directoire annonce que les passeports délivrés par des ministres et envoyés diplomatiques des États-Unis ne seront plus reconnus par la France. Le 4 juillet, date symbolique, le Directoire accepte néanmoins d’accorder des passeports aux Américains qui veulent se rendre à Paris, à condition qu’ils n’aient pas de créances.

  • 34 AN, F/7/7430/B, dossier 6820.
  • 35 La quasi-guerre désigne la période de tensions entre la France et les États-Unis qui s’ouvrit en 17 (...)
  • 36 Nouveau Code des prises, Paris, Imprimerie de la République, an IX, vol. 4, p. 308.

21L’un des dossiers les plus conséquents conservés aux Archives nationales concerne des citoyens américains, des matelots et capitaines de navire, détenus dans les prisons françaises en 1798-179934, dans le contexte de la quasi-guerre35, et plus spécifiquement à la suite de l’arrêté du 9 ventôse an VI (26 février 1798). Ce décret précise, en effet, que « seront réputés anglais et traités comme tels tout individu parlant la langue anglaise, à moins qu’ils ne justifient, par pièces authentiques, qu’ils sont Américains36 ». Cette question des preuves de citoyenneté ou de nationalité américaine va s’avérer cruciale, comme l’a souligné Nathan Perl-Rosenthal, mais je voudrais faire ici un usage différent et plus précis de ces archives.

  • 37 AN, F/7/7430/B, dossier 6820.

22Les matelots américains qui sont détenus à la prison d’Orléans ont été arrêtés car « confondus avec les sujets de la Grande-Bretagne » pour citer une lettre du 5 novembre 1798 de Fulwar Skipwith, consul général des États-Unis37. Peu de temps après leur arrestation au début de l’année 1798, ces prisonniers signent une pétition en anglais qu’ils adressent aux autorités françaises en précisant qu’ils ont « tous été pris dans des navires américains » et « sont sujets des États-Unis », terme encore une fois relativement inattendu. Il tend à suggérer que la transition entre le statut de citoyen et de sujet était plus compliquée qu’il n’y paraît, et ce, d’autant plus, peut-être, pour des hommes sans doute issus de milieux modestes. L’embrigadement forcé de matelots américains dans la Royal Navy, qui en faisait des sujets britanniques, a pu également peser ici dans leur esprit au sens où le mot « sujet » était plus fréquemment employé dans leur milieu.

  • 38 Sur ce point, voir notamment Elkins Stanley et McKitrick Eric, The Age of Federalism. The Early Ame (...)

23Le consul général des États-Unis se porte alors caution pour garantir la citoyenneté américaine de ces marins et demande au Directoire de faire un usage plus souple des décrets contre les passeports américains. Cette affaire donne lieu à de nombreux échanges de lettres entre le Directoire, les ministres français – des Affaires extérieures, Talleyrand, de la Marine et de la Police générale – et Skipwith, le « consul général des Anglo-Américains », ainsi nommé par les autorités françaises. Talleyrand est pendant cette négociation en désaccord avec ses collègues successifs de la Police générale et soutient les demandes de Skipwith, mais en vain car ce n’est pas Talleyrand qui détermine alors la politique étrangère de la France38.

  • 39 Bizardel Y., Bottin des Américains à Paris…, op. cit., p. 12-13.

24Le 28 prairial an VI (16 juin 1798), alors que l’affaire dite « XYZ » a éclaté au grand jour, Talleyrand tente, en vain, de convaincre son collègue de la police (Le Carlier) d’envoyer un traducteur de confiance dans les prisons de Fontainebleau et d’Orléans pour s’assurer de l’américanité des détenus, ce qui démontre que Talleyrand a changé de tactique. Il choisit un négociant en coton, James Thayer, de Caroline du Sud, « Américain établi en France depuis longtemps », précise-t-il. La durée de résidence en France apparaît alors comme un critère de confiance pour déterminer quels citoyens américains sont fiables. Peu de temps après, John Appleton, armateur originaire de Boston, qui venait d’acheter deux navires à Dieppe, s’adresse au ministre de la Marine pour demander que huit des matelots américains détenus à Orléans soient libérés afin de compléter les équipages de ces bateaux qu’il souhaite envoyer en Virginie. On peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une tentative pilotée par le consulat des États-Unis, mais je n’ai trouvé aucun document qui permette de l’attester. Cette requête est renvoyée au ministre de la Police générale qui indique dans son rapport, pour ajouter au crédit d’Appleton, que ce dernier « résid[e] en France depuis plus de vingt ans ». De fait, Appleton est venu en France pour la première fois en 1785 et a été en contact étroit avec Gouverneur Morris et William Short en 1790-179139. On constate que le ministre de la Police générale se défausse sur le Directoire exécutif, qui ne prend toujours pas de décision en faveur de ces Américains qui servent manifestement d’otages dans ce contexte de la quasi-guerre.

25Le flou persiste sur le statut des matelots américains, comme le montre une lettre du 15 février 1799, adressée par le ministre de la Marine à celui de la Police générale, qui évoque le cas « des détenus se disant anglo-américains » avant de mentionner le « sort des Américains détenus ». Le 17 mars 1799, Talleyrand adresse une nouvelle missive à son homologue de la Police générale (Duval), toujours pour demander leur libération. Talleyrand voit plus loin que les cas particuliers et invoque des motivations diplomatiques et géostratégiques. Il souligne, en effet, que la détention prolongée de ces citoyens américains alimente l’idée que le gouvernement français est hostile aux citoyens américains, notamment dans les « correspondances privées ». Talleyrand souhaite manifestement éviter le conflit armé avec les États-Unis et encourage le ministre de la Police générale à accéder aux demandes de Skipwith car Talleyrand décrit ce dernier comme bien disposé vis-à-vis de la France et pouvant porter ce message au Congrès. Quelques jours plus tôt, le 11 mars, Skipwith fait dans une lettre à Talleyrand le bilan des détentions de citoyens américains en France. Évoquant des matelots détenus près de Brest, Skipwith déplore les « efforts mêmes infructueux qu[’il doit] faire pour que, loin de leur patrie, ils ne soient pas privés d’une liberté que la qualité de citoyens des États-Unis doit leur garantir ». Il aborde ensuite la situation de ceux enfermés à Orléans et souligne qu’« on n’a rien fait pour s’assurer s’ils sont anglais ou américains ».

  • 40 AN, BB/16/721.

26Au rebours des marins américains que le Directoire refuse de reconnaître officiellement comme Américains et qui le sont par le consul général des États-Unis, on peut évoquer le cas d’un marin qui a été rejeté comme citoyen américain par ce dernier, mais qui est reconnu comme américain ou « anglo-américain » par les autorités françaises. En juin 1798, Thomas Lewis présente au Directoire une demande officielle de naturalisation dans la mesure où il « réclame le droit de citoyen français » selon ses termes. Lewis était un marin américain qui risquait d’être condamné aux États-Unis car il avait participé à la course contre les ennemis de la France. Il indique lui-même qu’il a pris part à l’expédition d’Irlande avec Hoche (en 1796). Il précise qu’il lui est impossible de rentrer aux États-Unis. Il ne peut « plus », en effet, se « procurer un passeport américain » car « le consul des États-Unis qui agissait expressément sous les ordres de Pinckney [lui] a absolument refusé le droit de citoyen américain ». Malgré les services rendus par ce marin américain à la France, fin juin, le Directoire refuse sa demande de naturalisation dans la mesure où il ne remplit pas les conditions nécessaires, ajoutant que « les considérations les plus puissantes ne peuvent autoriser d’exception40 ». Le régime des autorisations exceptionnelles touche à sa fin. On est alors loin de 1792 lorsque la Convention offrait la citoyenneté française au mérite. Le contexte diplomatique est très défavorable à Lewis. D’une part, les navires américains sont désormais autorisés à capturer les navires français employés dans la course contre les Américains et, d’autre part, les lois hostiles aux étrangers sont alors débattues et votées au Congrès (le Naturalization Act, puis les Alien and Sedition Acts), bien que cette nouvelle n’ait probablement pas encore traversé l’Atlantique.

Conclusion

27On pourrait penser qu’on est passé de l’idéal des citoyennetés multiples à une version pointilleuse de la citoyenneté ou de la nationalité. Or, cette citoyenneté multiple ou transatlantique n’a au fond jamais vraiment été mise en œuvre ou ne l’a été que très temporairement pour quelques individus. La circulation de personnes connues et moins connues entre les États-Unis et la France a indéniablement joué un rôle des deux côtés de l’Atlantique dans la définition ou la redéfinition de la citoyenneté américaine. La langue anglaise n’étant pas un critère suffisant, il a fallu se tourner vers d’autres éléments pour s’assurer de la citoyenneté ou de la nationalité des Américains n’ayant pas vécu assez longtemps en France. L’exigence par le gouvernement français de « preuves matérielles » de citoyenneté démontre la précarité du statut de citoyen américain étranger résidant en France pendant la Révolution française après 1792. La citoyenneté est à l’époque des révolutions d’abord politique, au sens où elle est une allégeance à une forme républicaine de gouvernement et à ses principes. Or, cette allégeance n’est pas matériellement visible et ne suffit donc pas en elle-même pour garantir les droits fondamentaux des citoyens américains en France. Dès 1793, les citoyens américains sont perçus comme des étrangers. La citoyenneté américaine comme appartenance nationale distincte de l’identité anglaise est remise en cause. Les citoyens américains sont ainsi rattrapés par leur histoire et leur héritage coloniaux. Ce qui est perçu comme une identité culturelle non fixée ou en devenir dessert le concept politique de citoyenneté dans une ère qui devient vite celle du soupçon après 1793.

28L’idée d’une relation privilégiée entre la France et les États-Unis est dès lors mise à mal. La citoyenneté américaine d’un certain nombre d’Américains est contestée par les autorités françaises qui montrent leur incapacité, réelle ou simulée, à distinguer le sujet anglais du citoyen américain, ce qui est paradoxal vu le passé commun de la France et des États-Unis au moment de l’indépendance. Dans la seconde moitié des années 1790, la France fait le jeu de son ennemie, la Grande-Bretagne, qui, elle aussi, refuse de reconnaître la citoyenneté américaine. Cette question révèle néanmoins des désaccords au sein des gouvernements et instances officielles américaines et françaises. En France, le ministère des Affaires étrangères (notamment Desforgues et Talleyrand) s’oppose aux autres ministères et se heurte aux plus hautes institutions exécutives. Au-delà des positions personnelles des individus occupant ces fonctions officielles, on peut s’interroger sur l’existence d’une diplomatie potientiellement « républicaine ». Même si les motivations de ces ministres des Affaires étrangères relèvent de la géostratégie et/ou de la politique intérieure principalement, on constate que c’est la volonté de faire respecter les traités et accords entre les deux nations qui, dans une certaine mesure, conduit à la toute fin du xviiie siècle à défendre l’idéal cosmopolite proclamé par la Convention en 1792.

Bibliographie

Sources

Archives parlementaires de 1789 à 1860. Recueil complet des débats législatifs & politiques des Chambres françaises, Paris, Librairie administrative de P. Dupont, 1862.

Archives nationales, séries F/7, AF/III et AF/II.

Davenport Beatrix Cary (éd.), A Diary of the French Revolution by Gouverneur Morris, London, G. Harrap, 1939.

Nouveau Code des prises, Paris, Imprimerie de la République, an IX, vol. 4, p. 308.

Notes

1 Marienstras Élise, Nous le peuple. Les origines du nationalisme américain, Paris, Gallimard, 1988, p. 321-326.

2 Voir Bradburn Douglas, The Citizenship Revolution. Politics and the Creation of the American Union, 1774-1804, Charlottesville, University of Virginia Press, 2009 ; Monnier Raymonde (dir.), Citoyens et citoyenneté sous la Révolution française, Paris, Société des études robespierristes, 2006.

3 Perl-Rosenthal Nathan, Citizen Sailors. Becoming American in the Age of Revolution, Cambridge, Harvard University Press, 2015, p. 12.

4 Rapport Michael, Nationality and Citizenship in Revolutionary France. The Treatment of Foreigners, 1789-1799, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 305.

5 Voir notamment Marzagalli Silvia, Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815. Politique et stratégies négociantes dans la genèse d’un réseau commercial, Genève, Librairie Droz, 2015.

6 Les études globales portent sur les Américains connus (Ziesche Philipp, Cosmopolitan Patriots. Americans in Paris in the Age of Revolution, Charlottesville, University of Virginia Press, 2010) ou tombent dans l’anecdotique (Bizardel Yvon, Les Américains à Paris pendant la Révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1972).

7 Buel Richard, Joel Barlow, American Citizen in a Revolutionary World, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2011, p. 142-162 ; Lounissi Carine, Thomas Paine and the French Revolution, New York, Palgrave Macmillan, 2018.

8 Il s’agit d’une enquête en cours, qui se fonde sur les sources consultées jusqu’à présent aux Archives nationales. Les conclusions tirées ici sont donc potentiellement provisoires.

9 Archives parlementaires de 1789 à 1860. Recueil complet des débats législatifs & politiques des Chambres françaises, Paris, Librairie administrative de P. Dupont, 1862, t. 48, p. 691.

10 Ibid., t. 49, p. 10.

11 Ibid., t. 48, p. 688-691.

12 Archives nationales (désormais AN), C/180.

13 Archives parlementaires de 1789 à 1860…, op. cit., t. 53, p. 273.

14 Ibid., t. 58, p. 637.

15 Voir Gottschalk Louis, Lafayette Between the American and the French Revolution (1783-1789), Chicago, The University of Chicago Press, 1950, p. 145-147.

16 Loveland Anne C., Emblem of Liberty. The Image of Lafayette in the American Mind, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1999, p. 13-14.

17 « Adjuged and taken to be natural born citizens of this State », https://www.nytimes.com/1919/09/07/archives/lafayette-citizen-of-america-maryland-legislature-conferred.html.

18 Davenport Beatrix Cary (éd.), A Diary of the French Revolution by Gouverneur Morris, London, G. Harrap, 1939, vol. II, p. 551-561.

19 Wahnich Sophie, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française (1997), Paris, Albin Michel, 2010, p. 130-131.

20 Les nombreux biographes de Paine ont écrit sur cet épisode en se fondant surtout sur les travaux de référence d’Alfred Owen Aldridge. Voir notamment Man of Reason. The Life of Thomas Paine, London, The Cresset Press, 1959, p. 211-212.

21 Archives nationales, F/7/4774/61. La plupart des signataires figurent dans Bizardel Yvon, Bottin des Américains à Paris sous Louis XVI et pendant la Révolution, Paris, Librairie historique Clavreuil, 1978.

22 Pour son laissez-passer, voir AN, F/7/4733 et pour son passeport, F/7/4412.

23 Il quitta la France peu après pour se réfugier en Angleterre. Rougé Jean-Robert (dir.), L’idée américaine au xviiie siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1992, p. 179 ; Meranze Michael et Makdisi Saree (dir.), Imagining the British Atlantic After the American Revolution, Toronto, University of Toronto Press, 2015, p. 75-77.

24 Cette discussion n’a pas, semble-t-il, de rapport direct avec Gilbert Imlay et Mary Wollstonecraft, qui s’était fait délivrer un faux passeport américain au printemps 1793.

25 Verhoeven Wil, Americomania and the French Revolution Debate in Britain, 1789-1802, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 228.

26 AN, F/7/4733.

27 Archives parlementaires de 1789 à 1860…, op. cit., t. 79, p. 377.

28 Campbell Wesley J., « The French Intrigue of James Cole Mountflorence », William and Mary Quarterly, vol. 65, 2008, p. 790-791.

29 Alexandre Jean et Perrin-Chevrier Marie-Rose, « Un gentilhomme paisible, le “Batave” Jacobus Blaauw (1759-1829) », Annales historiques de la Révolution française, no 261, 1985, p. 335-352, en particulier p. 347.

30 AN, AF/II/49, plaquette 378, dossier no 14.

31 AN, AF/III/264, plaquette 1, dossier 264.

32 AN, F/7/7300, dossier 3246. L’affaire XYZ est un épisode politico-diplomatique qui eut lieu en 1797-1798. Il impliqua des agents français, d’abord appelés « X, Y et Z » dans la presse américaine et française. Ils tentèrent d’obtenir des avantages financiers pour eux-mêmes et pour la France lors de leurs négociations avec les commissaires américains envoyés en France (C.C. Pinckney, E. Gerry et J. Marshall) afin de rétablir des relations diplomatiques et géostratégiques plus sereines avec le Directoire.

33 AN, F/7/7310, dossier 4509.

34 AN, F/7/7430/B, dossier 6820.

35 La quasi-guerre désigne la période de tensions entre la France et les États-Unis qui s’ouvrit en 1798 après le fiasco XYZ. Elle se traduisit par une guerre de course maritime dans l’Atlantique lors de laquelle des navires français et américains furent saisis par le camp adverse. Elle se termina fin 1800 par la signature de la convention de Mortefontaine.

36 Nouveau Code des prises, Paris, Imprimerie de la République, an IX, vol. 4, p. 308.

37 AN, F/7/7430/B, dossier 6820.

38 Sur ce point, voir notamment Elkins Stanley et McKitrick Eric, The Age of Federalism. The Early American Republic, 1788-1800, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 566-579 et 665-669.

39 Bizardel Y., Bottin des Américains à Paris…, op. cit., p. 12-13.

40 AN, BB/16/721.

Auteur

Maîtresse de conférences en civilisation des États-Unis à l’université de Rouen et membre du laboratoire LARCA à l’université Paris Diderot. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle à la fin du xviiie siècle et plus particulièrement sur les échanges transatlantiques à l’ère des révolutions. Elle a notamment travaillé sur l’une des figures majeures de ces circulations, Thomas Paine, à qui elle a consacré un ouvrage issu de sa thèse, La pensée politique de Thomas Paine en contexte (Honoré Champion, 2012), ainsi qu’une monographie portant sur sa décennie française, Thomas Paine and the French Revolution (Palgrave Macmillan, 2018), qui s’appuie sur des archives et des textes de Paine inédits. Son projet actuel est consacré à la réception intellectuelle de la Révolution américaine en France à partir de 1776. Ses derniers articles sur ce thème sont parus dans Beyond 1776. Globalizing the Cultures of the American Revolution (dirigé par Maria O’ Malley et Denys Van Renen, University of Virginia Press, 2018) et dans la revue Mémoires du livre / Studies in Book Culture (2019).

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