Politique

Maroc : enquête sur l’inoxydable Fouzi Lekjaa

Directeur du budget de l’État depuis huit ans, patron de la fédération de football jusqu’en 2021, Fouzi Lekjaa divise aussi bien dans les stades que dans les couloirs des ministères. Quel est le secret de sa longévité ?

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Par - à Rabat
Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:31

Le président marocain de la fédération de football, Fouzi Lekjaa, lors du congrès pour la désignation du pays hôte de la Coupe du monde 2026, le 13 juin 2018 à Moscou. © Alexander Zemlianichenko/AP/SIPA

Sa biographie sur Wikipédia est laconique : né en 1970 ; président de la fédération de football ; membre de la Confédération africaine… Aucune allusion au ministère des Finances, dont il est le patron du budget. Une position au sommet de l’État acquise à force de travail il y a huit ans et où il s’est maintenu grâce à ses qualités. Aujourd’hui, le président de la Fédération royale marocaine de football (FRMF) est plus célèbre au Maroc que les sélectionneurs successifs de l’équipe nationale.

Dans le milieu des années 2000, la notoriété de Fouzi Lekjaa se limitait aux rues de Berkane, une ville de 110 000 habitants, à une trentaine de kilomètres d’Oujda. « On parlait de cet enfant de la ville, devenu directeur à Rabat, qui se démenait pour trouver de l’argent pour le club de foot où il avait taquiné le ballon adolescent », nous raconte un ancien voisin du quartier Bayon, qui a vu grandir Fouzi et ses frères. Et de poursuivre : « Il est issu d’une famille respectée de la classe moyenne. Son père, enseignant d’arabe, a formé des générations de Berkanis. Tous ses fils ont fait de brillantes études ! »

Coaché par El Omari

Fouzi, ingénieur agronome, diplômé de l’École nationale de l’administration, commence sa carrière comme inspecteur des finances avant de grimper les échelons un à un. Nommé responsable de la division du secteur agricole et de la compensation à la direction du budget du ministère des Finances, il décroche le graal en 2011 en devenant le plus jeune directeur du budget du royaume. L’homme tient les cordons de la bourse de l’État.

Il n’en oublie pas pour autant sa ville. Haut fonctionnaire apprécié la semaine, Fouzi Lekjaa devient en 2009 président du club de son enfance, la Renaissance sportive de Berkane (RSB) – la même année, le technocrate Ali Fassi Fihri est désigné à la tête de la FRMF, en lieu et place du général Hosni Benslimane. En deux saisons seulement, il fait accéder le RSB au championnat d’élite, dont il était absent depuis 1984. Un parcours presque similaire à celui d’un autre club de foot parrainé par une figure encore plus influente : le Chabab Rif Al Hoceima, présidé à cette même époque par Ilyas El Omari. Les deux présidents se lient d’amitié et deviennent inséparables.

Des millions de footeux marocains découvrent le nouveau président de la FRMF : un quadragénaire en chemise à carreaux et à l’allure de premier de la classe

C’est d’ailleurs grâce au coaching de l’actuel président de la région de Tanger que le Berkani est parachuté, en novembre 2013, à la tête de la FRMF. Un ancien membre de la Fédé se souvient du tour de passe-passe des deux compères : « Ils ont d’abord convaincu tout le monde de remplacer Ali Fassi Fihri, qui s’est du coup résigné à ne pas briguer de second mandat. Puis ils ont poussé au forfait le candidat concurrent, Abdelilah Akram, déjà discrédité au sein de son club, le Wydad de Casablanca. La manœuvre a eu lieu si vite que l’assemblée n’a même pas eu le temps de mettre en conformité les statuts de la FRMF avec les nouvelles exigences de la Fifa, d’où l’annulation, dans un premier temps, de cette élection par l’instance internationale ! »

Une fois la formalité Fifa accomplie, des millions de footeux marocains découvrent le nouveau président de la FRMF : un quadragénaire en chemise à carreaux et à l’allure de premier de la classe. Mais ses lunettes rectangulaires cachent un homme plein de ressources.

Réélu à l’unanimité

Depuis cet épisode, ceux qui ont lié le destin de Fouzi Lekjaa à celui de son « créateur », Ilyas El Omari, en ont été pour leurs frais. À l’été 2017, alors que le secrétaire général du Parti authenticité et modernité (PAM) est contraint de renoncer à son poste à la tête de la deuxième force politique du pays, le président de la FRMF assure sa réélection à l’unanimité jusqu’en 2021.

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C’est que, durant son premier mandat, Lekjaa a réussi le double exploit de réconcilier les Lions de l’Atlas avec leur public et de faire du football un levier important de la diplomatie chérifienne en Afrique. Son élection au sein du comité exécutif de la Confédération africaine de football (CAF), en 2017, a été précédée par la signature à tour de bras de conventions avec les fédérations africaines, prévoyant des aides et des subventions pour l’aménagement de terrains ou l’équipement des clubs.

Le nouveau président de la CAF chante alors les louanges de la contribution du royaume et de la FRMF au développement du football sur le continent à chacun de ses déplacements à Casablanca, à Rabat ou à Marrakech. « Le président Ahmad Ahmad est tellement épris du Maroc que, lors d’un dîner, il a pris son air le plus sérieux pour porter un toast avec son ami Lekjaa au futur transfert du siège de la CAF dans le royaume. C’était juste une blague entre amis… », rapporte l’un des convives et ami de Lekjaa.

Ombre et lumière

L’influence du président de la FRMF au sein des instances de la CAF est telle qu’en juillet il est promu deuxième vice-président de la Confédération, malgré les accusations – démenties par la suite – d’agression sur un arbitre lors de la finale de la Coupe de la Confédération.

À plusieurs reprises, les ambitions de Lekjaa pour l’Afrique ont été à deux doigts de causer un incident diplomatique : bien qu’elle n’ait pas été publiquement déclarée, sa volonté de récupérer l’organisation de la CAN 2019 après la mise à l’écart du Cameroun a été très mal perçue par plusieurs partenaires du royaume. C’est le ministre des Sports, Rachid Talbi, qui avait alors rattrapé le coup en déclarant que le Maroc ne se porterait pas candidat à l’organisation de la Coupe d’Afrique, accueillie in fine par l’Égypte.

Lekjaa © JA

Lekjaa © JA

Sur la question de la CAN comme sur d’autres, Lekjaa a toujours su limiter son niveau d’exposition. Même sur le très glissant dossier de la candidature marocaine à l’organisation de la Coupe du monde, le président de la FRMF s’est trouvé un parapluie protecteur en la personne de Moulay Hafid Elalamy, nommé par le roi président du comité de candidature. Lekjaa aurait plutôt profité des fastes du budget illimité consacré à la promotion de cette candidature.

Je vous accorde le mandat d’enquêter sur mon patrimoine et vous mets au défi de trouver quoi que ce soit de compromettant

Ses détracteurs évoquent un enrichissement présumé en rappelant le cambriolage de sa villa à Témara, où 800 000 dirhams (75 000 euros) en liquide auraient été dérobés. « Je vous accorde le mandat d’enquêter sur mon patrimoine et vous mets au défi de trouver quoi que ce soit de compromettant », a rétorqué l’ancien inspecteur des finances lors d’une « rencontre d’information avec la grande famille du football » organisée en juillet. Une sorte de meeting qui a tourné à la démonstration de force du patron de la Fédération.

Futur ministre ?

Dans ce milieu du football, où rien ne tourne vraiment rond, Lekjaa sait convaincre en invoquant des principes élémentaires d’ingénierie financière, comme la constitution de patrimoine – l’achat du siège de la FRMF – , ou de convergence de politiques publiques – la construction de terrains par le ministère de l’Équipement. « Le directeur du budget a le pouvoir de jongler avec le budget de l’État, résume un familier du département des finances. C’est l’homme qui peut trouver une solution pour accorder une rallonge à tel ministère ou bloquer les décaissements au profit de tel établissement public. Quand on dépend des deniers publics, il vaut mieux avoir un tel responsable comme ami. »

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Le pouvoir de la direction du budget s’étend en effet de l’élaboration et du pilotage de l’exécution de la loi de finances à la gestion de l’investissement public, en passant par la rémunération du personnel de l’État. Une responsabilité qui nécessite de longues journées de travail… que Lekjaa s’épargnerait pour se consacrer au football, aux dires de ses détracteurs. « C’est mal connaître sa capacité d’organisation, témoigne un ancien collègue. Lekjaa sait déléguer à une armada de cadres supérieurs. Et il a mis en place un système d’information qui lui permet de garder un œil sur tout. »

À l’heure où Rabat bruisse de rumeurs de remaniement, le nom de Lekjaa est de nouveau évoqué, comme lors du débarquement de Mohamed Boussaid des Finances l’an dernier. Peut-il intégrer l’exécutif sous les couleurs du RNI, dont il est très proche, après avoir frayé avec le PAM d’Ilyas El Omari ? « Que ce soit avec le RNI ou avec le PAM, Lekjaa n’a jamais confirmé officiellement son appartenance, explique l’une de ses connaissances. C’est son style de rester en embuscade sans s’engager totalement. » Dans le foot comme en politique, il est primordial d’éviter le hors-jeu.


Amitié et polémique

Lors de la finale de la Ligue des champions africaine, le 2 juin, entre le Wydad Casablanca et l’Espérance de Tunis, les joueurs marocains s’étaient arrêtés de jouer après un dysfonctionnement de l’assistance vidéo à l’arbitrage. Le président de la CAF, Ahmad Ahmad, avait envisagé de faire rejouer le match, suscitant des accusations de parti pris en raison de son amitié avec Fouzi Lekjaa. L’Espérance a finalement été déclarée vainqueur au début d’août.