[Interview] Pierre-Yves Gosset de Framasoft nous parle de son projet de Dégooglisation

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[Interview] Pierre-Yves Gosset de Framasoft nous parle de son projet de Dégooglisation

Framasoft a lancé récemment une grande initiative baptisée « Dégooglisons Internet Â». Son objectif est de proposer des services alternatifs à ceux qui peuvent exister chez les grandes entreprises américaines. Entre philosophie, défis financiers et propos « proches Â» tenus par Edward Snowden, nous avons cherché à en savoir plus.

Le dernier projet de l'association Framasoft est de taille, puisqu'elle s'est lancée dans la mise en place d'un ensemble qui vise à rendre aux utilisateurs le contrôle de leurs données. Appelant à fuir les solutions qui les privent de leurs libertés, elle propose des services échappant aux collectes d’informations, aux analyses à des fins publicitaires et affirmant un réel respect de la vie privée des internautes. Nous avons donc posé nos questions à  Pierre-Yves Gosset, délégué général de l’association française, qui a bien voulu nous éclairer.

Quelle quantité de travail a nécessité la préparation d’une telle initiative ?

Framasoft est une association quasi-exclusivement composée de bénévoles, et même si nous essayons de suivre les contributions de chacun, il est assez difficile de donner un chiffre précis. Nous avons pris la décision de lancer ce projet en mai dernier, lors du premier événement animé par Framasoft, « Vosges Opération Libre », puis nous l'avons annoncé lors des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, en juillet, à Montpellier. Donc, l'essentiel de l'effort s'est fait pendant ces deux derniers mois, avec une grosse mobilisation d'une vingtaine de bénévoles, ainsi que des deux permanents de l'association.

Et comment comptez-vous financer un tel choix de services ?

L'essentiel des recettes de notre association provient de dons. Il s’agit principalement de contributions de particuliers et, dans une moindre mesure, de quelques entreprises qui soutiennent nos actions. Il faut dire que Framasoft est une association d'intérêt général, ce qui permet à nos donateurs de déduire 66 % du montant de leurs impôts (par exemple, nous avons près de 500 personnes qui nous donnent 10 euros chaque mois, mais après réduction, ce don ne leur coûte que 3,4 euros).

 

Framasoft est donc une association 100 % indépendante et 100 % autofinancée. Ce projet, par son ambition, nous obligera sans doute à devoir faire appel à des subventions, ce que nous nous étions refusés à faire jusqu'à présent, afin de n'avoir de comptes à rendre qu'à nos donateurs.

 

Nous développerons aussi sans doute, occasionnellement, de courtes campagnes ciblées de financement participatif (« crowdfunding»), avec des objectifs précis. Par exemple : « Collecter 2 000 euros pour rajouter telle fonctionnalité à tel service ». Si la somme est atteinte, la fonctionnalité sera mise en place par un développeur rémunéré pour cela, et le code reversé librement à la communauté pour que tout le monde puisse en profiter. Sinon, les participants sont intégralement remboursés et la mise en place de la fonctionnalité repoussée.

 

Cependant, nous avons acté le choix d'éviter pour un modèle « freemium », qui consisterait par exemple à faire payer une petite somme mensuelle pour obtenir un accès privilégié à nos services. Nous n'avons rien contre ce modèle (utilisé par exemple par Next INpact), mais cela transformerait notre association à but non lucratif en une entreprise déguisée. Et... cela nous obligerait à gérer des clients (légitimement exigeants quant à la qualité de service), ce qui est complexe pour une association qui repose avant tout sur le bénévolat. De plus, cela nuirait à notre but premier qui est de faire découvrir au plus grand nombre qu'il existe des alternatives libres qui fonctionnent et qui peuvent répondre à leurs besoins.

 

Bref, ce modèle « Donnez ce que vous voulez si ce qui a été fait vous plaît », correspond totalement à notre envie profonde de passer d'une société de consommation à une société de contribution, où chacun peut - comme dans Wikipédia, par exemple - apporter sa pierre.

L’inertie dans le domaine informatique est très forte. Pensez-vous pouvoir fournir des équivalents qui donnent à terme aussi envie de les utiliser que les produits visés ?

Il faut recontextualiser les choses. D'abord, Framasoft n'est l'auteur/développeur que d'une petite fraction des services que nous proposons : il s'agit pour la plupart de logiciels libres déjà existants, comme Diaspora. Nous en facilitons juste l'accès en permettant à chacun de voir à quoi l'application ressemble. Avant, nous l'espérons, que les personnes ne choisissent de l'installer pour elles-mêmes. Donc, l'ergonomie, les fonctionnalités, etc. des logiciels reposent avant tout sur les communautés, et non sur nos (frêles) épaules.

 

Ensuite, l'objectif n'est pas de fournir des « équivalents » à Facebook ou Google. Mais des « alternatives ». Le vélo est un moyen de transport alternatif à la voiture, mais ils ne répondent pas forcément aux mêmes usages, même si l'objectif reste d'aller du point A au point B. Google est la deuxième capitalisation boursière mondiale, avec 409 milliards de dollars, et emploie 50 000 salariés, sans compter les sous-traitants. Google pourrait donc acheter 3 millions de Framasoft. Mais notre association n'est pas à vendre. Cela impose l'humilité.

 

Notre objectif n'est donc pas de faire « pareil », nous voulons avant tout sensibiliser sur les dangers qu'Internet devienne demain un GoogleTernet, et que cet espace d'expression formidable soit contrôlé par quelques entreprises (GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Notre campagne vise à démontrer qu'un autre internet est possible. Libre, éthique, décentralisé et solidaire.

Quelle stratégie pour réussir à pénétrer le bastion des entreprises, qui migrent graduellement vers des solutions tout-en-un, type Office 365 de Microsoft ?

Ça, ça sera aux entreprises du libre de répondre à cette question. Je pense sincèrement que la France, et plus largement l'Europe, ont encore le temps de jouer la carte de la résistance à la vassalisation des GAFAM (toutes cinq américaines, même si nous ne sommes évidemment pas anti-américaines, le fait est marquant).

 

L'erreur jusqu'à présent a été de pousser des start-up privées à se poser en « concurrentes » des GAFAM. Or, cela est totalement contreproductif : dès qu'une entreprise propose un service intéressant et atteint une masse critique en termes d'utilisateurs, ces firmes les rachètent, tout simplement ! Skype pour Microsoft, Waze pour Google, par exemple. Le cas de WhatsApp, racheté par Facebook est aussi très parlant : une minuscule entreprise de 55 salariés, rachetée 19 milliards de dollars ! Comment voulez-vous développer un concurrent face à de telles machines à cash ?

 

Pour nous, l'unique solution reste de promouvoir le logiciel libre : comme le code est disponible pour tous, cela permet de mettre en place des alternatives qui seront certes moins rentables (justement parce qu'on est sur une logique de service, et non de rente), mais qui permettront de résister à la colonisation d'Internet, qui s’accélère depuis plusieurs années.

 

Il y a donc plusieurs axes sur lesquels avancer :

  • Améliorer l'offre de formation en logiciel libre à l'école, l’université et dans les entreprises
  • Avoir une vision sociétale où l'on passerait d'un modèle concurrentiel à un modèle collaboratif
  • Avoir une vraie politique industrielle en faveur du logiciel libre.

Le logiciel LibreOffice, installé dans des milliers d'entreprises, compte plus de 800 contributeurs, mais dont seulement quelques dizaines travaillent sur le code au quotidien. Imaginez ce que pourrait devenir ce logiciel en multipliant ce nombre par deux ou trois. À titre personnel, je pense que si rien n'est fait dans les cinq ans, l'écart se sera trop creusé, et les entreprises seront « condamnées » à utiliser des logiciels appartenant à Google, Apple, Microsoft ou leurs filiales. Le temps presse !

Il semble qu’Edward Snowden vous ait apporté un soutien indirect via sa dernière interview… 

Effectivement, Edward Snowden dénonce tout comme nous la concentration de ces acteurs d'Internet, américains et donc soumis au Patriot Act, qui permet entre autres au gouvernement d'accéder à vos courriers Gmail, aux vidéos que vous avez visionnées sur YouTube, à la localisation de votre smartphone, à vos SMS, à vos historiques d'achats Amazon ou bien entendu à vos historiques de recherche et de navigation.

 

Les politiciens américains ne s'y trompent pas : Condoleeza Rice (ancienne Conseillère à la sécurité nationale sous l'administration de George W. Bush) est par exemple membre du conseil de direction de Dropbox, service sur lequel des millions d'utilisateurs déposent tranquillement des gigaoctets de données (photos, musiques, documents, contrats, etc.).

 

Nous vivons dans un monde de plus en plus numérique, et la principale révélation d'Edward Snowden, ce n'est pas que vous pouvez être pistés en permanence, mais ... que c'était d'ores et déjà le cas !

 

Pourtant, ces révélations n'ont quasiment fait aucune vague en termes de réactions gouvernementales. La question qu'il faut se poser est donc « Qui gardera les gardiens ? » : si on laisse une poignée d'entreprises dominer la technologie avec laquelle nous interagissons à longueur de journée (téléphone, internet, etc), quels sont les risques pour nos libertés ? Comment s'assurer qu'elles sont préservées ?

Ses actions ont-elles eu un impact sur votre initiative ?

Edward Snowden a eu l'incroyable courage de révéler que nous étions tous potentiellement sur écoute, par des gens qui n'hésitaient pas à se servir de ce pouvoir à des fins de domination (économique, culturelle, etc.). Le plus souvent sous le prétexte fallacieux de lutte contre le terrorisme. Il est bien connu qu'Angela Merkel sort en cachette du Bundestag pour aller poser des bombes…

 

Cependant, c'est le travail d'autres associations, comme la FSF, l'April, l'Aful, ou bien entendu La Quadrature du Net, qui nous ont sensibilisés en amont sur ces questions. Framasoft est une association qui se revendique du mouvement de l'éducation populaire. Nous avons donc souhaité proposer un projet concret qui permettrait, avec nos moyens (très) limités, de répondre à quelques-unes des problématiques révélées par Edward Snowden.

Pensez-vous globalement que les utilisateurs sont prêts à être séduits par les arguments du respect de la vie privée et de la sécurité ?

Cela ne les séduira jamais, malheureusement. Car cela représente un effort de « quitter Google ». Je ne connais personne qui l'ait fait par plaisir. Nous prenons surtout conscience de la perte d'une liberté lorsqu'on nous l'enlève. Quand on refusera aux internautes la souscription à une assurance-vie parce qu'ils auront cherché « cancer du colon » sur Google, il sera sans doute trop tard pour revenir en arrière.

 

Par contre, nous espérons que notre message sera entendu et compris par le plus grand nombre. Laissez Internet poursuivre cette voie, et nous n'aurons bientôt plus accès qu'à un Minitel 2.0, certes très joli, très pratique, et plutôt efficace. Mais ça ne sera plus un espace de liberté d'expression. Ça ne sera plus un espace de créativité, d'innovation, d'interactions, d'échanges au service des citoyens. Ça ne sera plus un bien commun, comme l'eau ou la terre appartenant à tous et à personne à la fois. Internet ne sera plus qu'un produit. L'un des plus répandu et accessible sur la planète, sans doute. Mais le peuple n'aura plus de contrôle dessus, et nos libertés - individuelles et collectives - s'en trouveront infiniment amoindries.

 

Merci Pierre-Yves Gosset.

 

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