La presse en ligne peut être tenue de retirer immédiatement des commentaires illicites

Delfi casse trop 155
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Crédits : alengo/iStock
Justice

Historique, regrettable, censure… Les qualificatifs ne manquent pas après l’arrêt rendu hier par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci estime qu’un site de presse peut avoir à supprimer les commentaires injurieux sans attendre d’être alertée, ni que ce coup de ciseau soit qualifié d’atteinte à la liberté d’expression.

Delfi AS est une société estonienne propriétaire d’un site d’information. En janvier 2006, celui-ci publie un article intitulé « SLK brise une route de glace en formation », où est relatée la décision d’une société de ferries de modifier l’itinéraire emprunté par ses bateaux pour relier certaines îles. De ce fait, SLK est accusée d’avoir provoqué la rupture de la glace plutôt que d’utiliser des moyens moins coûteux et plus rapides.

« Va te noyer », « sales enfoirés », « bande de cons fdp »

Dans les 185 commentaires accompagnant cet article, une bonne vingtaine se révèlent insultants à l’égard d’un des actionnaires principaux, truffés de menaces personnelles : « va te noyer », « sales enfoirés », « bande de cons fdp », « personne ne peut remettre ces connards à leur place ? », etc.

L’actionnaire en cause porte plainte, réclame 32 000 euros d’indemnisation pour dommage moral. Il n’obtient finalement que 320 euros devant la juridiction d’appel estonienne. Ce faisant, les juges estiment que « la société requérante n’avait pas l’obligation de contrôler en amont les commentaires déposés sur son portail d’actualités, mais (…), puisqu’elle avait choisi de ne pas le faire, elle aurait dû mettre en place un autre système efficace garantissant en pratique le retrait rapide des commentaires à caractère illicite qui y étaient publiés. »

Des outils de contrôle jugés insuffisants par les juges estoniens

Les règles de publication de Delfi étaient simples : pas de modération a priori si ce n’est via un système de filtrage des propos obscènes, une charte qui réserve à la société la possibilité de supprimer les messages insultants, obscènes, etc. enfin, un bouton de signalement.

Le 1er octobre 2009, elle met un tour de vis supplémentaire : ceux ayant laissé des commentaires injurieux ne peuvent plus déposer de nouveaux commentaires avant d’avoir lu et accepté la Charte des commentaires. De plus, une équipe de modérateurs vient en renfort afin de traiter les messages signalés par l’outil dédié. Mais entre temps, l’affaire « monte » devant la Cour européenne des droits de l’homme (plutôt que la Cour de justice de l’Union européenne). Delfi considère être couverte par la directive de 2000 sur la société de l’information : hébergeur, sa fonction n’est que technique, automatique et passive, elle n’a pas à intervenir sur les contenus. De plus être condamné pour les propos d’un tiers serait une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression. L’État estonien suggère peu ou prou le contraire.

La CEDH valide le droit estonien

En octobre 2013, la CEDH rejette sa demande : d’un, c’est aux juridictions nationales d’interpréter la portée de la directive de 2000, et libre à l’État estonien de considérer que Delfi ne puisse bénéficier du statut de l’hébergeur. De plus, compte tenu du sujet de son article, le portail professionnel aurait dû « redoubler de vigilance pour éviter de se voir reprocher une atteinte à la réputation d’autrui ». En outre, Delfi avait mis en place des solutions qui se sont toutes révélées inefficaces compte tenu de la masse de propos litigieux et du temps de traitement. Enfin, à ceux qui invitaient l’actionnaire à agir directement contre les auteurs des propos, la CEDH répond qu’« il aurait été extrêmement difficile [de les] identifier (…) car les lecteurs du site pouvaient s’exprimer sans devoir décliner leur identité, de sorte que de nombreux messages étaient restés anonymes ». En somme, il n’y a pas d’atteinte disproportionnée dans la liberté d’expression.

L’analyse de la Grande chambre de la CEDH

C’est dans ces conditions que le dossier a été porté cette fois devant la Grande chambre de la CEDH. Dans son arrêt rendu hier, celle-ci souffle le chaud et le froid : la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue « un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression. (…) Cependant, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps. »

Comme équilibrer les intérêts en présence ?

La Grande chambre de la CEDH part du principe qu’on ne peut imposer à l’éditeur d’un site une responsabilité similaire à celle de l’éditeur d’un titre papier au regard des commentaires. Si dans ce dernier cas, les propos lui sont révélés avant diffusion, ce n’est plus le cas en ligne.

Cependant, sur Internet, elle va considérer qu’une responsabilité graduée doit s’imposer. En haut de la pile, sont visés les grands portails d’actualités comme celui de Delfi, qui sont exploités à titre professionnel et à des fins commerciales, et invitent les lecteurs à les commenter afin de faire fructifier ses statistiques de fréquentation et donc ses retombées publicitaires. Plus bas, se retrouvent tous les sites « où les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs ».

Pour le cas de Delfi, les commentaires étaient indubitablement haineux, considère la Grande chambre, sans qu’il soit « nécessaire de les soumettre à une analyse linguistique ou juridique pour établir qu’ils étaient illicites : l’illicéité apparaissait au premier coup d’œil ».

La question se posait cependant de savoir si l’atteinte (l’ingérence) à la liberté d’expression de Delfi respectait les conditions portées par l’article 10 de la CEDH, lequel expose :

« L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

Une atteinte prévue par la loi ?

Est-ce que cette atteinte à la liberté d’expression était « prévue par la loi » ? Cette question dépendait de l’état de la législation estonienne. Or, celle-ci a refusé de ranger l’activité de Delfi parmi les intermédiaires techniques. Au contraire, tels que l’ont jugé les tribunaux nationaux, la société a été qualifiée de responsable de la publication des commentaires jugés illicites.

La Grande chambre estime qu’il était du coup « prévisible, à partir des dispositions de la Constitution, de la loi sur les principes généraux du Code civil et de la loi sur les obligations, lues à la lumière de la jurisprudence pertinente, qu’un éditeur de médias exploitant un portail d’actualités sur Internet à des fins commerciales pût, en principe, voir sa responsabilité engagée en droit interne pour la mise en ligne sur son portail de commentaires clairement illicites tels que ceux en cause en l’espèce ». C’est donc mécanique : en tant qu’éditrice professionnelle, Delfi aurait dû se renseigner auprès de juristes d’autant que le ministre de la Justice aurait déjà alerté la société en 2005, avertissant les personnes outragées qu’elles « avaient le droit de défendre en justice leur honneur et leur réputation en engageant une action en dommages et intérêts » contre ce site.

La Cour va pareillement considérer que ces restrictions poursuivent un but légitime (protection de l’honneur, de la réputation). Cependant, le cœur du sujet revenait à savoir si Delfi pouvait malgré tout être considérée comme responsable des propos tenus par les tiers, quand bien même elle avait retiré les propos notifiés par l’actionnaire. En d’autres termes, pouvait-elle être jugée responsable de son inertie, en attendant cette notification ? Devait-elle avoir conscience de la teneur illicite de ces contenus ?

Tenu de supprimer des commentaires sans attendre une notification

La Cour va juger sur ce point qu’au regard du contexte des commentaires, l’éditeur pouvait exercer un contrôle, puisqu’il était le seul en capacité de les supprimer une fois publié, voire de restreindre la capacité pour leurs auteurs d’en publier d’autres. Selon les juges, donc, Delfi a un rôle qui dépasse allègrement celui d’un prestataire de services purement techniques. Ils ajoutent que le fait de poursuivre l’éditeur d’un média, plutôt que les auteurs des commentaires, n’est pas disproportionné puisque sa situation financière « est généralement meilleure que celle de l’auteur des propos diffamatoires ». En outre, la société avait clairement connaissance des sujets « chauds » puisqu’elle affichait sur son site le nombre de commentaires pour chaque actualité, et donc les zones où avaient lieu les échanges les plus animés.

Ceci dit, la formation supérieure de la CEDH a jugé que Delfi aurait bien dû retirer, sans attendre, tous les commentaires « constitutifs d’un discours de haine et d’incitation à la violence, dont on pouvait donc comprendre au premier coup d’œil qu’ils étaient clairement illicites ». Du moins, une telle obligation n’est en rien attentatoire à la liberté d’expression au regard du droit estonien. C’est d’autant plus vrai que, disions-nous, Delfi avait opté pour une charte, un système de filtrage et se réservait le droit de supprimer des contenus : toutes ces strates se sont bien révélées insuffisantes puisque les commentaires sont restés en ligne durant six semaines, en attendant la notification de l’avocat de l’actionnaire. De toute façon, quand bien même ces outils se seraient montrés efficaces, les États peuvent juger responsables les portails commerciaux qui ne retirent pas les commentaires clairement illicites, même en l’absence de notification.

Bref, « l’obligation pour un grand portail d’actualités de prendre des mesures efficaces pour limiter la propagation de propos relevant du discours de haine ou appelant à la violence (…) ne peut en aucun cas être assimilée à de la « censure privée » ». De plus, à ceux qui arguent qu’un grand portail ne peut empêcher la publication d’un propos fleuri, ou assurer son retrait rapide, elle rétorque qu’il est plus difficile pour la victime potentielle « de surveiller continuellement l’Internet ».

En somme, Delfi, qui a continué à grandir depuis cette affaire, a pu être raisonnablement condamnée à 320 euros, somme jugée non disproportionnée à l’atteinte aux droits de l’actionnaire maltraité.

Un arrêt qui peut s’interpréter différemment

Dans un message publié après cet arrêt qualifié « d’historique », Delfi révèle que 70 organisations qui défendent la liberté d’expression comme Reuters, Forbes, Google ou encore News corps sont intervenues du côté du portail. En vain.

Cette décision peut s’interpréter différemment. D’un côté, on pourra toujours affirmer qu’une plus grande responsabilité des portails professionnels de presse en ligne est signe évident d’une belle maturité. Ces portails n’étaient-ils pas autrefois si souvent jugés peu sérieux, moins méticuleux que les titres papier ? De plus, la Grande chambre laisse clairement entendre que ce degré de responsabilité serait différent pour les autres espaces contributifs (blogs, réseaux sociaux, etc.). Du coup, pas certain que cette décision s’applique de la même sorte à tous les autres espaces ouverts à contribution des tiers.

De l’autre cependant, il faut rapporter les effets de bord d’une telle décision en lisant les opinions dissidentes des deux juges de la Grande chambre qui ont pris la défense du cas Delfi. « Afin d’éviter les diffamations de toutes sortes, et peut-être toutes les activités « illégales », il faudra contrôler tous les commentaires dès le moment où ils seront déposés. En conséquence, les intermédiaires actifs et les exploitants de blogs seront fortement incités à cesser d’offrir la possibilité de laisser des commentaires, et la crainte de voir leur responsabilité engagée risquera en outre de les amener à pratiquer l’autocensure. Nous nous trouvons donc face à une invitation à l’autocensure de la pire espèce. »

Les juges Sajó et Tsotsoria évoquent ainsi un risque de censure collatérale, qui survient « lorsque l’État tient une partie privée (A) pour responsable des propos d’une autre partie privée (B), et que (A) a le pouvoir de bloquer ou de censurer les propos de (B), ou de contrôler d’une autre manière l’accès à ces propos ». En étant sujet à risque, (A) va donc être clairement incité à filtrer, bloquer, empêcher, supprimer, de peur d’engager sa responsabilité. Mais « ce qui apparaît comme un problème du point de vue de la liberté d’expression (...) peut apparaître comme une chance du point de vue des gouvernements qui ne peuvent pas facilement localiser les auteurs anonymes de certains propos et qui veulent s’assurer qu’un discours nuisible ou illégal ne se propage pas » (citation empruntée à Jack M. Balkin dans son ouvrage « Old-school/new-school speech regulation »).

Selon eux, « l’obligation de retirer des commentaires injurieux sans connaissance effective de leur existence et immédiatement après leur publication suppose que l’intermédiaire actif exerce une surveillance constante. En pratique, il s’agit là d’une responsabilité absolue et objective, qui n’est absolument pas différente du contrôle général en amont. Aucune raison n’est présentée pour expliquer en quoi seul ce niveau de responsabilité satisfait à la protection des intérêts pertinents. »

L’un des risques est que les services de presse en ligne soient poussés par des réflexes d’autocensure dès lors que les États membres où est installé leur siège, les considèrent comme responsables immédiatement des contenus en ligne.

Quels effets en France ?

La loi sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004 impose un sérieux formalisme pour engager la responsabilité d’un hébergeur. Celui-ci ne peut être responsable de contenus jugés manifestement illicites que si, alerté dans les formes, il reste passif. Sur ce point, la décision Delfi ne pourrait pas se propager en France.

Cependant, le régime des espaces contributifs a été aussi encadré par la loi Hadopi dans le cadre d’un magnifique cavalier législatif qui concerne les infractions dites de presse (diffamation et injure). Depuis 2009, donc, l’éditeur qui met en ligne un espace contributif peut voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est démontré qu’il avait connaissance du message litigieux avant sa mise en ligne ou si, alerté, il ne l’a pas retiré promptement (l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle).

Premier souci, cette obligation vaut même si le message n’est pas manifestement illicite. Deuxième problème, le législateur n’a prévu aucun verrou formaliste (voir notre actualité) : sa responsabilité peut être enclenchée dès lors qu’il est démontré qu’il a « connaissance » du contenu problématique. Il suffirait donc qu’un tribunal estime que cette connaissance soit présumée dès lors que l’éditeur est un site de presse en ligne professionnel et commercial, pour que la jurisprudence Delfi puisse s’appliquer dans toute sa rigueur, du moins à l’encontre des messages dont l’illicéité est évidente. Un tel pas n’a cependant jamais été franchi. Pour l’instant.

Publiée le 17/06/2015 à 14:30
Marc Rees

Journaliste, rédacteur en chef Droit, LCEN, copie privée, terrorisme, données personnelles, surveillance, vie privée, et toutes ces choses...

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