Grève des profs… en 1229 !

Aujourd’hui, les enseignants – mais aussi les AED, les AVS, les AESH, les CPE, dont on ne parle pas assez – font grève pour dénoncer la manière dont leur ministre, Jean-Michel Blanquer, les traite depuis presque cinq ans. La gestion catastrophique du COVID n’est que l’apogée dans une destruction planifiée de l’école publique, qui, à coups de mensonges et de mépris, épuise les personnels et accroît les inégalités entre élèves. Pour l’occasion, on republie cet article écrit en juin 2019, à l’occasion d’une autre grève (contre le même ministre).

« Un énorme abus d’autorité »

Nous sommes en 1229, à Paris. Dans cette ville, alors la plus peuplée d’Occident, une nouvelle institution tente de trouver sa place : l’université. Apparue au milieu du XIIe siècle, elle a été officiellement reconnue par le roi en 1200 et par le pape en 1215. Spécialisée dans la théologie, discipline reine du cursus scolaire à l’époque, elle attire tellement d’étudiants, venus de tous les coins de la chrétienté occidentale, que le quartier qui l’entoure finira par être appelé le quartier latin. Ces étudiants sont souvent très turbulents, d’où de nombreux heurts, parfois très violents, avec la police.

En mars 1229, suite à une soirée trop arrosée, plusieurs étudiants saccagent une taverne. En répression, les gardes de Paris tuent plusieurs étudiants. Or, ceux-ci sont des clercs, car l’université est une institution religieuse, et traditionnellement les clercs ne peuvent être jugés et punis que par l’Eglise (c’est ce qu’on appelle le privilège du for ecclésiastique).

Les maîtres de l’université de Paris prennent très au sérieux cette agression : permettre aux gens d’armes laïcs de s’en prendre aux étudiants clercs, c’est menacer la place et l’autonomie de l’université. Comme le note le chroniqueur anglais Matthieu Paris, il s’agit d’un « énorme abus d’autorité ». Aussi les maîtres décident-ils de recourir à une pratique nouvelle : la grève.

Tous en grève

Le lendemain de l’exécution de plusieurs étudiants, les professeurs arrêtent de faire cours. Tous. D’un seul coup. Une délégation de maîtres va trouver la reine et régente Blanche de Castille et demande justice : mais elle refuse. Vingt-et-un maîtres, élus par leurs pairs, signent alors une déclaration : ils expliquent qu’ils vont arrêter les cours et quitter la ville pendant les six prochaines années, en punition.

Maître enseignant, BL Harley 3745, f. 1

Surtout, ils rappellent qu’ils feront en sorte d’interdire que d’autres enseignent à Paris pendant ce temps-là, « ni en privé ni en public ». Le but n’est pas d’être remplacé mais bien de paralyser l’activité de l’université parisienne. Face à ce beau coup de force, on ignore par contre si Blanche de Castille a parlé de « prise d’otages »…

Finalement, la grève ne dure que deux ans. Le pape Grégoire IX, lui-même passé par l’université de Paris, s’emploie à réconcilier les maîtres et le pouvoir royal. En 1231, dans la bulle Parens Scientiarum, il confirme l’autonomie de l’université et, surtout, reconnaît que la grève est une pratique légale. Les maîtres ont le droit de suspendre leurs cours et de « disperser » leurs élèves dès qu’ils sont confrontés à un ensemble de menaces que la bulle détaille avec soin. Pendant plusieurs siècles, la grève reste une arme puissante, capable de faire céder le pouvoir royal et de le forcer à respecter les privilèges universitaires.

Le poids de la grève

Il faut dire que la grève a un énorme impact. Elle envoie d’abord un message symbolique, car le pouvoir royal s’enorgueillit du prestige de l’université parisienne. Matthieu Paris écrit que « Paris demeura privée des clercs qui faisaient sa gloire ». Et c’est d’autant plus terrible que cela profite à des rivaux de la royauté française : le roi d’Angleterre ou le comte de Toulouse se frottent les mains et font tout pour attirer les étudiants et les professeurs dans leurs universités à eux.

En outre, les conséquences économiques sont évidentes. Des milliers d’étudiants quittent la ville, pour retourner chez eux ou pour rejoindre une autre université : Reims, Toulouse, ou la toute nouvelle Oxford. Or ces étudiants jouent un rôle essentiel dans l’économie urbaine : ils consomment, se logent, font tourner tavernes, libraires et bordels. Il s’agit donc d’une perte sèche pour la ville. Et on peut imaginer que pendant deux ans, la reine a dû recevoir des demandes de la part des artisans urbains réclamant le retour de ces si profitables clients…

Carpaccio, Le sermon de Saint Etienne, 1514, Wikicommons

Comme aujourd’hui, la grève pose un défi de communication. Aujourd’hui, les profs en grève, à défaut d’être présentés sur les médias installés, investissent les réseaux sociaux pour alerter sur la façon dont le bac a été corrigé autour du hashtag #ChaosBlanquer. A l’époque, on trouve d’autres formats pour expliquer les raisons de la grève. Eudes de Châteauroux, maître en théologie, s’adresse ainsi à la population parisienne dans un sermon extrêmement violent. Selon lui, le pouvoir royal a trahi l’université en massacrant des étudiants : bien plus, il s’en prend à l’Eglise elle-même. Il s’agit d’arguments puissants, à même d’attiser les émotions populaires pour que la foule soutienne la cause des grévistes. On ne sait pas vraiment cependant si cela a fonctionné ou non : comme souvent, on ignore la réaction des auditeurs face à ce beau discours, chef d’œuvre de la rhétorique prédicatoire de l’époque. Aujourd’hui, les profs tentent également de mobiliser la population, en employant des mots aussi forts que « justice », « égalité de traitement », « consignes illégales » : l’absence quasi-totale de réaction des principaux médias est, par contraste, assez inquiétante.

Evidemment, cette grève médiévale n’a guère à voir avec la grève des profs d’aujourd’hui. Les profs du secondaire ne sont pas les maîtres de l’université médiévale : ils sont à la fois beaucoup plus nombreux et beaucoup plus divers (sociologiquement, politiquement, etc.), comme le sont les élèves contemporains par rapport aux étudiants du XIIIe siècle. La grève contemporaine n’est même pas réellement l’héritière de la grève médiévale des universitaires, plutôt de celles des ouvriers du XIXe siècle. Cependant, même si les enjeux comme les modalités sont bien différents, on relève un certain nombre de points communs. Dans les deux cas, il s’agit bien de s’opposer au pouvoir politique, au nom d’une certaine vision de l’institution éducative : l’université autonome, d’un côté ; l’école publique visant la réussite de tous, de l’autre. Dans les deux cas, l’enjeu est également le rapport à l’Etat : la grève est une façon de refuser la soumission aveugle, pour rappeler que l’avis des professeurs, premiers spécialistes de l’éducation, doit être pris en compte.

La grève de 1229 réussit, après un long bras de fer. Celle de 2019 échoue, face à la violence du pouvoir, tant réelle que symbolique. Les maîtres médiévaux pouvaient, en dernier recours, quitter la ville. Faudra-t-il un exil généralisé de tous les profs de France pour que l’on réalise l’état dans lequel se trouve actuellement l’éducation nationale… ?

Pour en savoir plus

  • Jacques Verger, L’Essor des universités au XIIIe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1997.
  • Serge Lusignan, La Construction d’une identité universitaire en France (XIIIe -XVe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
  • Sophie Cassagnes-Brouquet, La Violence des étudiants au Moyen Âge, Rennes, OuestFrance, 2012.
  • Antoine Destemberg, L’Honneur des universitaires au Moyen Âge, Paris, PUF, 2015.
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3 réflexions sur “Grève des profs… en 1229 !

  1. Bonjour,
    Dommage de ne pas insérer une image numérisée de la déclaration de cette grève qui est conservée à la Bibliothèque numérique de la Sorbonne et disponible sur sa bibliothèque numérique NuBIS 🙂 [https://nubis.univ-paris1.fr/ark:/15733/mcqx]

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