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Billet de blog 27 juil. 2016

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Le Monde. Journal en guerre

Le journal Le Monde a énoncé une contre-vérité ce matin dans son éditorial: l'idée selon laquelle Daech aurait, le premier, attaqué la France. S'agit il d'une erreur ou d'un mensonge? Le propos est, en tout cas, politiquement irresponsable.

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J’ai été pris par un sentiment de stupeur à la lecture de l’éditorial du Monde de ce mercredi 27 juillet. Jérôme Fénoglio, le directeur du journal, a écrit : « Nous ne sommes pas frappés pour notre appartenance à la coalition qui combat l’EI en Irak et en Syrie : la France ne l’a rejointe qu’après avoir été attaquée ». Sommes-nous revenus aux pires heures du journalisme de guerre, à cette époque où les grands médias français appelaient « pacification » la guerre que la France menait en Algérie? On se situe en réalité au-délà de ce langage orwélien. Cette phrase – « La France n’a rejoint la coalition internationale contre Daech qu’après avoir été attaquée » - n’est pas une distorsion sémantique. Elle constitue un énoncé factuellement faux et politiquement irresponsable. 

Est-il encore besoin de le rappeler ? Ce n’est pas Daech mais la France qui a commencé cette guerre. En septembre 2014, le président Hollande a décidé d’associer les forces françaises à la coalition internationale contre l’Etat Islamique initiée par les Etats-Unis un mois plus tôt. A ce moment-là, la France n’avait jamais fait l’objet de la moindre attaque de la part de cette organisation. Entre août 2014 et janvier 2015, la coalition internationale a réalisé 2117 raids aériens sur Raqqa et d’autres villes contrôlées par l’Etat Islamique. Ce dernier a riposté en janvier 2015. Nous nous trouvons, depuis, dans un phénomène classique d’escalade de la violence. Au total, 350 civils occidentaux sont morts en France, en Belgique, en Allemagne et aux Etats-Unis suite aux attentats revendiqués par l’Etat Islamique. D’après les estimations les plus basses (celle de l’ONG Every Casualty), 1513 civils irakiens et syriens sont morts sous les 14 111 bombes larguées par les avions de la coalition internationale dont la France est, depuis septembre 2014, le second pourvoyeur.

Cette phrase - « La France n’a rejoint la coalition internationale contre Daech qu’après avoir été attaquée » - n’est pas un acte isolé. Un éditorial n’est pas un article comme les autres. Il fait l’objet de nombreuses relectures au sein de la rédaction. je suis par ailleurs allé voir les dizaines de commentaires postés par les lecteurs. A l’heure où j'écris ces lignes, pas un lecteur du Monde n’a relevé la tromperie/erreur. D’une manière plus générale, l’idée selon laquelle la France serait engagée dans une guerre « défensive » est complètement naturalisée. J’ai constaté ce fait à de multiples reprises lors des interventions publiques où j’invite mon auditoire à réfléchir sur l’opportunité de la stratégie guerrière. La première réaction est toujours la même : « nous n’avons pas le choix. Nous avons été attaqués ».

Outre le fait que ce raisonnement s’adosse à une chronologie fausse, il convient de le redire : la guerre n’est pas la seule réponse possible aux attentats terroristes. Du point de vue de l’histoire de la lutte anti-terroriste, la guerre apparaît plutôt comme un choix curieux. En effet, les attentats perpétrés à New York, Londres, Madrid, Boston, Nice ou encore Saint-Etienne du Rouvray s’inscrivent dans une histoire longue. Si l’on s’en tient au XXe siècle français, on constate que cette technique d’action violente fut utilisée par des groupes aussi différents que les anarchistes au début du siècle, l’OAS dans les années 1960, le groupe d’extrême gauche « Action directe » dans les années 1970 et 1980, ou encore certains indépendantistes basques, corses et bretons. Dans tous les cas (sauf celui de l’OAS dans les « départements algériens »), les autorités françaises ont résolu ces problèmes en utilisant des instruments de sécurité intérieure tels que le renseignement, la police ou la justice.

On m’objecte parfois que la situation est différente et que ce « terrorisme » nous vient de l’extérieur. Outre le fait que cette affirmation est très discutable au regard des passeports et des parcours de vie de la plupart des auteurs des attentats, elle néglige un fait que Le Monde et les autres journaux en guerre s’efforcent de masquer : d’autres pays occidentaux touchés par le « terrorisme » ont opté pour des instruments anti-terroristes non-guerriers. L’exemple le plus éloquent est celui de l’Espagne. Ce pays avait participé à l’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003. Il avait ensuite subi, comme la France aujourd’hui, une violence en retour. Les attentats de Madrid du 11 mars 2004 avaient fait 191 morts. Quelques jours plus tard, le gouvernement espagnol décidait de renoncer à l’instrument guerrier pour renforcer ses services de police et de renseignement anti-terroriste. L’Espagne n’a plus fait l’objet d’attaque terroriste depuis cette date.

A l’inverse, que peut-on dire de l’option choisie par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni, de lutter contre le terrorisme au moyen de guerres offensives (qualifiées plus généralement de « préventives »). Barbara Delcourt, Julien Pomarède et Christophe Wasinski ont publié un billet remarquable, il y a quelques semaines, dans Mediapart à ce propos. Ils relevaient que les guerres anti-terroristes ne sont pas seulement désastreuses du point de vue humanitaire. Outre le fait qu’elles ont généré des dizaines de milliers de morts civils en Afghanistan, en Irak ou encore en Syrie, elles n’ont jamais fait preuve de leur efficacité du point de vue de l’objectif affiché : mettre un terme aux attentats sur le territoire européen ou nord-américain. Dans de nombreux cas, les interventions occidentales ont plutôt jeté de l’huile sur le feu. Daech est par exemple une conséquence directe de la destruction de la société politique irakienne en 2003. Le bilan est sans appel : la stratégie guerrière ne fonctionne pas.

Alain Chouet, l’ancien numéro deux de la DGSE, a formulé une image pour rendre compte de cette inefficacité. La guerre contre le terrorisme s’apparente à l’attitude d’un homme qui choisirait d’éliminer un moustique avec une mitraillette. Il a peu de chance de parvenir à ses fins. S’il se trouve dans son salon, il a revanche de grandes chances de faire d’autres dégâts « collatéraux » (Sénat, commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, 29.1.2010). On n’a certes pas le droit de sourire d’un sujet aussi sérieux. On peut tout de même relever que la métaphore dit bien ce qu’elle veut dire: l'option guerrière ne fonctionne pas pour lutter contre le "terrorisme", et elle a des conséquences humaines et politiques dont ses partisans ne sont pas toujours conscients.

L’attitude du journal Le Monde est en réalité révélatrice d’un phénomène plus général : le refus de comprendre les raisons de ces actes odieux. Contrairement à ce que pensent Manuel Valls (et la rédaction du Monde), nous avons le devoir de comprendre. Il ne s’agit pas seulement d’un devoir moral, d’une dette que nous avons contractée vis-à-vis des victimes ou d’une question de déontologie journalistique. Le problème est également politique : il faut comprendre pour se donner des chances d’arrêter ces drames en série.

Dans l’interview remarquable qu’il a donnée à Mediapart aujourd’hui, François Burgat insiste à juste titre sur le fait que la grille de lecture culturaliste, à savoir la désignation de l’islam comme terreau idéologique de ces vocations violentes, n’apporte rien au débat. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le profil social des intéressés. S’il est vrai que des milliers de jeunes européens puisent dans un répertoire islamique des raisons de partir faire le djihad en Syrie ou en Irak, il est tout aussi vrai que des millions d’autres décident de ne pas le faire. Plus important encore, il existe un écart entre les motifs de ceux qui partent combattre contre Assad et celui de ceux – très différents ! - qui commettent des attentats en Europe. Les premiers ont parfois des motifs religieux et éthiques. Les seconds sont pour la plupart des déséquilibrés qui ne connaissent rien à l’islam. En d’autres termes, les causes de cette violence « terroriste » sont avant tout sociales et historiques.

J’aimerais ajouter au débat un autre élément, curieusement négligé, à savoir le mimétisme entre les deux parties belligérantes. Il existe en effet une similitude frappante entre l’attitude du gouvernement français et celle de Daech : l’idée selon laquelle il conviendrait de répondre de manière violente à la violence. Cette idée n’est pas nouvelle. On la retrouve dans le thème antique de la « loi du talion » ainsi que dans le principe de la « vendetta » popularisé par le film Le Parrain.

L’anthropologue René Girard a étudié cette logique dans son ouvrage intitulé La violence et le sacré (Grasset, 1972). Il constate que les sociétés humaines ont inventé deux types de réponses viables à ce problème du cercle vicieux de la violence. La première, que Girard entrevoit surtout dans les sociétés qu’il appelle « primitives », consiste à désigner un bouc-émissaire symbolique pouvant servir de « trompe violence ». Girard remarque que tous les textes sacrés portent la trace de cette logique. La seconde option, plus répandue dans les sociétés dîtes « modernes » (c’est-à-dire disposant d’une bureaucratie), a pour institution centrale le « système judiciaire dont l'efficacité curative est sans égale ». Girard souligne que cette institution constitue une réponse puissante au problème de la violence : « le système judiciaire écarte la menace de la vengeance » (p 29).

L’argument central de Girard est que ces deux institutions  - le sacrifice du bouc-émissaire et la justice moderne - possèdent de multiples points communs, notamment en ce qui concerne leurs manifestations symboliques. On retrouve en effet dans les deux institutions la même mise en scène d’une « violence en retour » : la violence sacrificielle d’un côté, le châtiment ou l’enfermement de l’autre. Girard note aussi l’importance, dans les deux cas, des rituels qui confèrent aux deux gestes une connotation sacrée et religieuse. Enfin, Girard montre que les deux institutions mettent en scène un objectif final commun : l’apaisement des émotions générées par la violence originelle. Sur ce point, les pratiques sacrificielles et judiciaires opèrent de manière symétrique en générant un « esprit de pietas » et une « atmosphère générale de non-violence et d'apaisement » (p 36).

La France a initié une interaction violente avec Daech en septembre 2014. Depuis, les partisans des deux camps se sont enfermés dans une logique qu’on pourrait qualifier, avec René Girard, de « pré-primitive », c’est-à-dire une logique de vendetta. Contrairement au terrorisme d’extrême droite, d’extrême gauche ou régionaliste, le terrorisme labellisé « islamique » a généré des sentiments vindicatifs qui n’ont pas fait l’objet d’une dérivation, ni sous la forme de la désignation d’un bouc-émissaire symbolique, ni sous la forme d’un traitement judiciaire. Le phénomène est strictement symétrique de l’autre côté de la Méditerranée ou de la blogosphère. La France venge les morts de Paris et Daech ceux de Raqqa. Il n’est peut-être pas trop tard pour imaginer une alternative à la loi du talion. Répétons-le, cette vague terroriste n’est pas la première du genre. D’autres instruments sécuritaires ont fait la preuve de leur efficacité.

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