EVENEMENT/Martin Luther King à Lyon (29 mars 1966)

En ce début de matinée de printemps, il n’y a point de photographe ni de voiture officielle, pas le moindre représentant des corps constitués, sur le tarmac de l’aérodrome de Bron1 pour accueillir le pasteur Martin Luther King.
De toute évidence, la Foire Internationale de Lyon, qui bat son plein, a mobilisé en haut lieu toutes les énergies !
Dieu sait pourtant que l’événement n’est pas anodin. Il est peu courant, même pour une grande ville qui se targue d’un passé prestigieux et prétend à une dimension internationale, de recevoir un Prix Nobel de la paix.
Le plus jeune Prix Nobel de la Paix de tous les temps ! Ne le lui a-t-on pas décerné en 1964, alors qu’il n’avait que 35 ans ?
L’Histoire, la petite comme la grande, témoigne de ces rendez-vous manqués que d’aucuns regrettent souvent par la suite lorsqu’il est malheureusement trop tard. Mais si la ville officielle n’est pas là, la ville militante l’est pleinement. Depuis plusieurs semaines, quelque 27 associations2, représentatives de toutes les forces vives de la capitale des Gaules, sans distinction d’opinion, se sont mobilisées pour préparer la venue du leader emblématique de la lutte des noirs américains pour la reconnaissance de leurs droits civiques et de leur dignité, mais aussi du guide inspiré de la Marche sur Washington. C’est donc tout naturellement que ce 29 Mars 1966, quelques-uns de ceux qui se sont le plus investis dans cette préparation, ont fait le déplacement de Bron : Alban Vistel, grande figure de la Résistance et infatigable militant des Droits de l’Homme, Pierre Picard et Pierre Lévy, respectivement président et secrétaire général de la fédération du Rhône de la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme et les pasteurs Jacques Martin et Paul Eberhard qui joueront un rôle majeur dans le déroulement de la journée.

Une visite organisée de longue haleine

Le choix de Lyon, seule grande ville de province en Europe où Martin Luther King ait fait le choix de se rendre lors de ses voyages sur le Vieux Continent, ne doit rien au hasard.
Sans revenir sur ses origines, elle a été Capitale des Gaules avant d’être Capitale de la Résistance, Lyon n’a jamais cessé d’être une cité rebelle à toutes les formes d’oppression : sous la Révolution Française, lors de la révolte des Canuts, pendant l’occupation allemande dans les années 40, pour ne citer que ces trois dates marquantes de son histoire.
Mais elle s’est, plus encore, toujours affirmée, malgré une apparente froideur, comme une terre d’accueil, de tolérance et de dialogue.
Dans les années 60, on y assiste à un vrai bouillonnement d’idées n’excluant pas les controverses – mais toujours chaleureux et soucieux du respect de l’autre – à l’initiative d’associations telles que le Cercle pour la Liberté de la Culture, la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme, le Cercle Tocqueville, les Amitiés Judéo Chrétiennes ou le Mouvement International pour la Réconciliation. Véritables tribunes de la pensée libre – que ne concurrence pas une télévision encore timide – ces associations contribuent avec beaucoup d’autres, à faire bouger la ville et à l’ouvrir sur le monde. Et le message passe jusqu’aux États-Unis… D’éminents Lyonnais en seront les porteurs à l’image de Louis T. Achille, professeur d’anglais en classe préparatoire au Lycée du Parc de Lyon et animateur d’une chorale de negro spirituals dont la réputation fera le tour du monde, du pasteur Paul Eberhard qui sera l’un des compagnons de route de Martin Luther King lors de la Marche sur Washington mais aussi du pasteur Jean Lasserre, animateur du Mouvement International de la Réconciliation.

Des associations aussi vont s’avérer de précieux et efficaces intermédiaires : le Cercle pour la Liberté de la Culture dont la maison mère, le Congrès pour la Liberté de la Culture, entretient d’étroites relations de coopération avec la fondation américaine Farfield, très solidaire du combat de Martin Luther King. Certains dirigeants du Congrès tels que l’Américain John  Hunt3 et le lyonnais René Tavernier (père du cinéaste Bertrand Tavernier) qui connaissent le dynamisme et la notoriété de leur antenne lyonnaise plaideront pour qu’elle soit reconnue parmi les puissances invitantes.
Il en est de même pour la Ligue Internationale contre le racisme et l’Antisémitisme (la LICA devenue LICRA en 1979). Fondé en 1927 par Bernard Lecache, qui en assumera la présidence jusqu’à sa mort en 1968, le mouvement a lui aussi des attaches aux États-Unis où il entretient d’étroites relations avec l’Anti-Difamation-League. Il a fait de la lutte contre la ségrégation raciale l’un de ses chevaux de bataille et ce n’est pas par hasard si Martin Luther King, qui a toujours pu s’appuyer sur la communauté juive américaine, figure dans son comité d’honneur.
A Lyon, Pierre Picard, Henri Ravouna, Pierre Lévy, mais aussi René Nodot, le docteur Marc Aron et l’infatigable Jules Zederman animent une fédération qui n’en finit pas de prendre des initiatives et va manifester son exceptionnelle efficacité tout au long de la journée du 29 Mars.
Grande figure lyonnaise de l’époque, passionnément impliquée, quant à elle, dans le dialogue inter religieux et, plus précisément dans le dialogue judéo-chrétien, le docteur Charles Favre participe lui aussi, par sa personnalité et son rayonnement, au bouillonnement des idées de la ville de même que Jean-Pierre Lanvin, compagnon de route de Lanza Del Vasto, et militant de tous les combats pour les Droits de l’Homme et la non violence. On peut imaginer qu’avant de faire le choix de Lyon, Martin Luther King s’est préalablement informé de son passé, de son présent, de la richesse et de la diversité de ses forces vives – telles qu’elles viennent d’être décrites – mais aussi de sa capacité d’écoute et de son aptitude à transmettre son message. Il semble que ce qui a pu lui être dit, décrit, conseillé ait porté ses fruits. Il est venu  à Lyon et Lyon l’a entendu.

Quelques moments forts d’une journée presque ordinaire

Les pouvoirs publics n’en démordront pas : seuls des engagements antérieurs, liés en l’occurrence à la Foire de Lyon, expliquent, à les en croire, l’absence de personnalités officielles tant à l’aérodrome de Bron lorsqu’atterrit ce mardi 29 Mars à 9 h 50 l’avion venant de Paris avec Martin Luther et Coretta King à son bord, qu’au cours de la journée qui sera dépourvue, exception faite de brèves visites de courtoisie aux autorités religieuses, de toute  rencontre significative !
Pour tenter de comprendre cet étrange comportement, on peut émettre une autre hypothèse : la frilosité, voire la crainte, des représentants de l’État et de certains élus à l’égard d’un homme dont le rêve éveillé a ému la planète entière mais dont les positions très engagées contre la guerre menée par les États-Unis au Vietnam sont loin de faire l’unanimité dans son propre pays.
D’où une certaine érosion de sa popularité.
Ce n’est certes pas le cas en Europe où la “sale guerre” n’inspire plus désormais que rejet. Mais il reste de bon ton, dans les sphères dirigeantes, de ménager les susceptibilités du grand allié américain. La guerre d’Indochine ne sera pas évoquée ouvertement au cours du séjour mais apparaîtra souvent en filigrane dans les propos du pasteur et ses interlocuteurs ne s’y tromperont pas. Donc, point de rendez-vous dignes d’être relatés si ce n’est une rencontre chaleureuse, source d’échanges fructueux, organisée par la coordination des 27 dans les salons du Grand Hôtel de Lyon (aujourd’hui l’Hôtel Boscolo) et surtout, une réception par le journal “Le Progrès” au cours de laquelle Madame Emile Brémond, fille et héritière du fondateur du journal, saura exalter les mérites de son hôte : “Votre présence, lui dira-t-elle, est un symbole de ce que vous représentez dans le monde : l’esprit de paix et l’amour des hommes, quelles que soient leur race, leur religion et leur couleur. Ces vertus vous ont attiré l’admiration de tous ceux qui n’ont jamais désespéré de la nature humaine “.

Martin Luther King à la Bourse du travail le 29 mars 1966 Photo : Georges Vermard – Bibliothèque municipal de Lyon

A la Bourse du Travail avec le peuple de Lyon

Puis ce sera le moment fort de la journée : le grand rendez-vous de la Bourse du Travail avec le peuple de Lyon.
A l’appel des 27 associations regroupées autour du Cercle pour la Liberté de la Culture et de la LICA, sensibilisés par l’ensemble des médias lyonnais : “Le Progrès” bien sûr, mais aussi “L’Écho Liberté”, “Dernière Heure Lyonnaise” et “L’Essor” qui ont, très tôt, pris conscience de l’ampleur de l’évènement et lui ont donné la large audience qu’il mérite, les lyonnais se sont mobilisés massivement et se pressent par milliers (entre 4 et 5.000 personnes) dans les travées et à l’extérieur, de cette grande salle du 3e arrondissement où se déroulent traditionnellement meetings et manifestations populaires d’envergure.
On retrouve côte à côte sur la tribune, tous les responsables associatifs qui se sont impliqués dans cette belle aventure, mais aussi, témoignant d’une volonté d’œcuménisme bien ancrée, les plus hauts dignitaires religieux : le Cardinal Jean Villot, archevêque de Lyon qui deviendra le Secrétaire d’État du Vatican, le Grand Rabbin Jean Kling, les pasteurs Atger, Bruston, Eberhard, Lasserre et Martin, représentant les diverses familles du protestantisme. Le Maire de Lyon, Louis Pradel, a délégué pour la circonstance l’un de ses adjoints, le docteur Jean Baridon, de la même sensibilité religieuse, qui a été de surcroît, Président de la fédération de la  LICA juste avant Pierre Picard. C’est une immense ovation d’une foule, majoritairement jeune et enthousiaste, qui s’élève lorsque Martin Luther King pénètre à 18 h 30 dans la Bourse du Travail, accueilli par un spiritual entonné par le Park Glee Club, la chorale de spirituals du Lycée du Parc, qu’a fondée le professeur Achille, et l’émotion est tangible quand le pasteur Martin prononce quelques paroles de bienvenue : “Notre ville, s’écrie-t-il, est toute entière réunie ici, animée par la reconnaissance et la fierté de vous recevoir. A Montgomery, ajoute-t-il, se sont cristallisés tous les espoirs d’un peuple en marche, car il n’y qu’une seule cause, une seule lutte pour tous, celle du respect de la dignité de l’homme “.

Déjà familière à beaucoup – le discours prononcé sur les marches du Mémorial de Lincoln à Washington avec son célèbre “I Have a Dream” est encore présent dans tous les esprits –  la voix de Martin Luther King se fait entendre, martelée, vibrante, en américain certes mais avec de telles intonations que l’auditoire ne s’y trompe pas, se lève, acclame, ému, bouleversé.
Le plaidoyer fidèlement traduit, phrase après phrase, par le pasteur Eberhard et le révérend Selebao est admirablement perçu, le message reçu. L’espoir caressé par le pasteur noir, en choisissant Lyon, n’est pas déçu. La péroraison s’achève, nouvelle expression du rêve, prière intense à l’adresse d’une assistance fascinée, séduite.
Paulette Lacaze, secrétaire générale de la fédération du Rhône de la Ligue des Droits de l’Homme, trouve les mots justes, frémissant de sincérité et de gratitude pour remercier le Prix Nobel de la Paix, tandis que la foule, subjuguée, a le plus grand mal à quitter la salle. Il faudra que le Park Glee Club reprenne avec elle les paroles d’espoir du célèbre chant de la Marche sur Washington “We Shall Overcome” pour que cette soirée d’exception puisse être close. A l’initiative de Jules Zederman de la LICA, une collecte, spontanément organisée à la sortie, et rassemblée dans un large drap blanc, permettra de recueillir une somme conséquente qui sera envoyée au Comité d’Action pour l’Intégration Raciale à Atlanta.
Seule fausse note de cette journée mémorable : l’annulation d’un concert qu’Harry Belafonte – le célèbre chanteur interprète américain – ami proche et disciple de Martin Luther King, dont il partage les convictions au sein du Mouvement des Droits Civiques, avait prévu de donner au Palais d’Hiver, l’incontournable salle de spectacles de la ville, à l’issue du meeting de la Bourse du Travail.
Faute de réservations suffisantes, Georges Cravenne, le manager et Phil Stein, le producteur, ont renoncé à cette prestation qui devait être pour Harry Belafonte l’une des premières occasions de se produire en Europe. Sous la rubrique “Les Vraies Ficelles de Lyon”, le journaliste Pierre Mérindol, consacrera dans “Le Progrès” un billet quelque peu caustique sur la défection involontaire d’Harry Belafonte :

“Les organisateurs du meeting de la Bourse du Travail, écrit-il, ont fait un mauvais calcul en décidant de la gratuité d’accès. La quête faite à l’issue du meeting n’a dû produire, poursuit-il, qu’un infime pourcentage de la recette qu’aurait procurée au pasteur Martin Luther King le spectacle du Palais d’Hiver… Même si, précise Roger Lamour (son directeur), il n’y avait eu que 2000 entrées…”.

L’homme d’un rêve quittera Lyon le lendemain matin pour Stockholm. Harry Belafonte y donnera le 31 Mars un gala au profit de l’intégration raciale. Les lyonnais sauront deux ans plus tard qu’ils ont eu le privilège d’un rendez-vous hors du commun avec l’Histoire…

Robert VIAL, Journaliste, ancien Président du Cercle pour la Liberté de la Culture. Il est l’un des initiateurs de l’espace Martin Luther King au Parc de la Tête d’Or.
Robert Vial est décédé le 30 Juillet 2017, à l’âge de 87 ans.

Pour aller plus loin
  • Martin Luther à Lyon, 2009 – Coordonné par Robert Vial – Mémoire active
  • Exposition “Martin Luther King, le rêve brisé ?” à la Bibliothèque municipale de Lyon (du 6 février au 16 mai 2018)

 

  1. 6 personnes sont présentes à l’aérodrome de Bron pour accueillir Martin Luther King : Pierre Lévy et Pierre Picard de la LICA, Alban Vistel, les pasteurs Paul Eberhard et Jacques Martin, et Robert Vial, du Cercle pour la Liberté de la Culture []
  2. Autour du Cercle pour la Liberté de la Culture et de la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme (Fédération du Rhône) : l’Action Civique Non Violente, les Amitiés Judéo Chrétiennes, les Amis de l’Inde, l’Association Générale des Étudiants de Lyon, le Cercle Tocqueville, Christianisme Social, la Chronique Sociale de France, Croissance des Jeunes Nations, la Fédération de l’Éducation Nationale, la Fédération des Étudiants Chrétiens, la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire, les Foyers de Culture, la Ligue des Droits de l’Homme, la Maison de l’Europe, le Mouvement Contre l’Armement Atomique, le Mouvement Fédéraliste Européen, le Mouvement International pour la Réconciliation, le Mouvement de la Paix, le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples, Pax Christi, l’Union Départementale CGT, l’Union Départementale CFDT, l’Union Départementale FO, l’Union Rationaliste, Vie Nouvelle. []
  3. John Hunt est en 1966 Directeur des Relations Internationales du Congrès pour la Liberté de la Culture dont le comité exécutif est présidé par Denis de Rougemont, le secrétaire général étant Nicolas Nabokov et le directeur administratif Michaël Josselson. Depuis 2004, John Hunt qui a épousé une lyonnaise, Chantal Pépin de Bonnerive, réside à Lyon []

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