Je suis déjà mort, je n’ai qu’à continuer

MOGADISCIO – Cela fait des années que je couvre des attentats et des combats à Mogadiscio, mais cette fois-ci, c’est complètement différent. Vous pensez peut-être qu’après tout ce temps passé à photographier la mort et la destruction, les attaques ont cessé de m’affecter? C’est faux. Quand je découvre ce qui s’est passé ce mercredi 1er juin, je n’en crois pas mes yeux.

Je suis en train de jouer au football quand la voiture piégée explose. Cela se produit assez près d'où je me trouve. J’entends un énorme « boum » et je vois de la fumée qui s’élève dans les airs. Alors, je fais comme d’habitude : je cours chercher mon appareil photo. En général je l’ai toujours avec moi, mais quand que je joue en football j’ai peur de me le faire voler, alors pendant la partie je le laisse dans une maison située à deux minutes à pied. Donc je cours à toute jambes, j’attrape mon appareil et je fonce vers le lieu de l’explosion.

L'explosion de la voiture piégée devant l'hôtel Ambassador et la fusillade qui suit font au moins dix morts. L'attaque sera revendiquée par les Shebab (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Le quartier où s’est produit l’attentat, devant l’hôtel Ambassador, c’est un peu mon quartier. Je viens presque tous les jours ici pour prendre le thé avec mes amis. J’y étais encore ce matin-même. Je connais beaucoup de gens dans le coin.

Mais quand j’arrive sur place, je n’arrive pas à croire ce que je vois. Ce n’est pas le quartier que je connais, celui où j’ai l’habitude de sortir. C’est un autre endroit. C’est comme une scène sortie d’un film.

Les deux premiers cadavres que je vois sont ceux de gens que je me rappelle avoir aperçus en vie quelques heures plus tôt. Il y a ce vieil homme, qui gît maintenant au milieu de la route… Je regarde autour de moi. Je suis terrifié. Je ne retrouve plus mes repères. J’ai l’impression d’avoir été attaqué au cœur de moi-même.

Tout le monde hurle. On entend des coups de feu. Tout le monde court pour se mettre à l’abri. Personne ne sait exactement ce qui se passe. Personne n’aide personne. C’est le chaos.

Les forces de sécurité somaliennes investissent la partie supérieure de l'hôtel après l'attentat (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Je ne reconnais plus rien. Je pense à mes amis, à tous ceux qui ont dû mourir. Je pense à ma propre sécurité. Je me rappelle que je suis venu ici pour travailler. Je dois me mettre au travail.

Je regarde autour de moi et je vois une voiture blanche. Ce sera mon abri. Après une attaque pareille il n’est pas question de rester planté en terrain découvert, à attendre de se faire canarder. Donc je me planque derrière la voiture et je commence à prendre des photos.

Et voilà que j’entends ce gémissement… « Ooooh, oooh… Il y a quelqu’un ? A l’aide ! A l’aide ! »

Je découvre qu’il y a un type sous la voiture. Ses jambes sont prisonnières sous le poids du véhicule.

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

Il y a un moment pour prendre des photos et il y a un moment pour aider son prochain. Mais je ne peux pas soulever une voiture à moi tout seul. Deux personnes arrivent à la rescousse. Nous essayons de lever le véhicule, mais nous n’y parvenons pas, nous ne sommes toujours pas assez nombreux. Nous attendons que d’autres personnes arrivent, et pendant ce temps-là je continue à prendre des photos. Finalement, deux soldats se présentent. A cinq, nous parvenons à soulever la voiture et à désincarcérer le malheureux. Mais il a les jambes complètement broyées. C’est une scène épouvantable. « Comment est-ce que je vais réussir à remarcher ? » hurle le blessé. « Comment est-ce que je vais faire vivre ma famille maintenant ? Je suis devenu un infirme ! » C’est affreux, affreux…

J’ai couvert tant d’attaques de ce genre. J’ai vu tant de gens mourir. Je ne peux même pas compter. Tous les matins, vous vous réveillez en sachant que vous, ou un membre de votre famille, ne verrez peut-être jamais la fin de cette journée. Ici, la mort fait partie de la vie quotidienne. Mais des scènes comme ça, non, je ne peux pas m’y habituer.

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

Il y a des fois où je n’arrive pas à dormir la nuit. Les attaques reviennent dans ma tête. Je revis chacune d’elles plusieurs fois : la première quand je suis sur place, la deuxième quand j’édite et envoie mes photos et que je revoie tout, et puis il y a les flash-backs. Ils jaillissent dans ma tête, le plus souvent pendant la nuit, en rêve. Souvent, je me réveille en sursaut, parce que je suis en train de revivre tout cela encore et encore.

Le journalisme,  c'est ma passion. Une passion qui remonte à aussi loin que je puisse me souvenir. Je me dis qu’au moins, ce que je fais permet au monde de voir ce qui se passe ici, de savoir qu’il y a tous ces gens qui meurent. Ils n’ont rien fait, ces gens, personne ne les connaît, mais au moins je montre au monde ce qui leur arrive. C’est ce que je n’arrête pas de me répéter : au moins, je fais quelque chose de bien.

Je prie beaucoup. Je demande a Dieu de m’épargner. Je lui dis : « Mon Dieu, je suis ton serviteur. Si je meurs, ma famille se retrouvera à l’abandon, sans personne. Je t’en prie, garde-moi en vie ».

Par chance, je n’ai jamais été sérieusement blessé. Je n’ai reçu que quelques éclats de shrapnel, je rends grâce à Dieu. Parfois, pendant mon travail, je suis dans la rue à prendre des photos et il y a un tireur au sommet d’un immeuble. Lui peut me voir, mais moi je ne peux pas le voir. Quelquefois il est impossible de rester à couvert, de se cacher. Dans cette situation, je me dis : « je suis déjà mort, je suis déjà mort, je n’ai qu’à continuer ». Et je continue.

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

Je ne montre jamais mes photos à ma famille. Si mon papa, ma maman ou mes frères les voyaient, ils deviendraient fous d’inquiétude. Ma mère m’empêcherait de retourner dans la rue. Le soir après l’attaque de l’hôtel, elle m’appelle au moins dix fois. Je lui dis de ne pas s’inquiéter, je lui affirme que je ne me trouve pas à proximité de l’endroit où ça s’est passé. Mais elle continue à me supplier : « je t’en prie, ne t’approche pas de là, je t’en prie… » A chaque fois, c’est la même chose.

J'ai 29 ans, je suis marié et j’ai quatre enfants. L’aîné aura bientôt sept ans, le plus jeune a un mois et demi. Nous avons beaucoup d’enfants en Somalie. C’est la seule richesse que nous ayons. Ma femme sait mieux que mes parents ce que je fais dans la vie, car elle est allée à l’école et elle sait ce qu’est le journalisme. Elle aussi essaye de toutes ses forces de me dissuader d’aller prendre des photos des violences. « Et si tu meurs ? » demande-t-elle. « Qu’est-ce qu’on va devenir ? Qui va nous aider ? » Cela m’inquiète. Je suis le gagne-pain de la famille, je dois rester en vie. Tout le monde voudrait rester en vie.

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

J’ai eu des tas d’occasions de partir de Somalie. Beaucoup de mes collègues vivent en Occident. Tous me disent de fuir. Mais moi, je n’ai jamais éprouvé l’envie de quitter mon pays. Cela vous semble fou ? Mais ici c’est ma maison et je fais ce que j’aime. Si je pars pour l’Europe ou pour un autre pays, qu’est-ce que j’y ferais ? Le journalisme ici, c’est différent. J’aime mon pays, je suis bien ici, je suis satisfait de ma vie et je n’ai pas envie de devenir un réfugié. C’est difficile d’être un réfugié.

Et mes enfants ? Quelquefois, j’aimerais qu’ils partent. Je vois ce pays qui n’arrive pas à sortir de l’anarchie. Je pense à leur éducation. Ils ne pourront jamais étudier correctement ici, alors je voudrais qu’ils aillent le faire ailleurs.

Donc, d’un côté, j’aimerais aider ma famille à quitter le pays. Mais de l’autre je voudrais qu’ils restent ici avec moi. Je les aime. Je veux voir mes enfants. Je ne veux pas être tout seul ici. Je n’ai aucune envie de passer des années à ne communiquer avec eux uniquement par Skype. Mais si j’ai l’occasion, je le ferai sortir de Somalie. Je me sacrifierai pour leur éducation.

People carry a victim of the attack. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Quand une attaque se produit, je prends mon appareil photo et j’appelle mes collègues pour savoir où ils se trouvent. Il ne faut jamais se retrouver tout seul quelque part avec un appareil. Les forces de sécurité sont très brutales. Quand elles déboulent, elles ne s’embarrassent guère de savoir qui est qui. Si elles arrivent et qu’elles vous trouvent sur place en train de prendre des photos, elles peuvent penser que vous étiez au courant de l’attaque avant qu’elle ne survienne.

Alors, pour des raisons de sécurité, j’appelle toujours les autres journalistes avant d’aller photographier un attentat. J’appelle aussi ma femme, pour qu’elle sache où je suis. Je n’appelle pas ma mère parce que je sais que c’est elle qui va m’appeler dans les dix minutes.

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

Il faut également faire attention à ce qui se passe autour de soi. Les gens deviennent fous. S’ils vous voient en train de prendre des photos, ils commencent à crier, à vous accuser de n’avoir aucune humanité. Ils peuvent devenir vraiment agressifs. Quand je vois des personnes qui ont besoin d’aide, je les aide. Je ne peux pas continuer à photographier quand il y a quelqu’un juste à côté de moi qui crie au secours, comme le type sous la voiture. Mais quand personne n’a besoin d’aide, ou s’il y a d’autres gens qui aident, alors je continue à travailler.

Beaucoup de mes collègues ont été tués. En novembre dernier, je suis parti couvrir une attaque avec un ami. Nous nous sommes chacun mis à l’abri derrière une voiture différente. Il a été réduit en pièces.

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

Trop de gens sont morts. Beaucoup de gens ont fui. Quelques uns, comme moi, sont encore vivants. Nous parlons souvent de qui sera le prochain. Nous en plaisantons, parfois. Cela peut être n’importe lequel d’entre nous. Cela peut être une explosion, ou une fusillade, ou un accident. Nous sommes prêts. La plupart des gens à Mogadiscio sont prêts. Et si ce n’est pas vous, ce sera votre frère, ou votre sœur, ou votre voisin.

Quand nous revenons d’une attaque, nous allons prendre le thé, ou bien nous allons sur Facebook pour échanger nos impressions. Comment ça s’est passé pour toi aujourd’hui ? Et nous savons tous qu’un jour, ce sera notre tour. Notre tour de mourir.

(Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson).

(AFP / Mohamed Abdiwahab)