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Luttes

Face à la crise écologique, les scientifiques passent à l’action

Seize scientifiques ont été interpellés à la suite d’une action de désobéissance civile au showroom de BMW en Allemagne, le 29 octobre 2022

Face à la crise climatique, de plus en plus de scientifiques s’engagent. Le phénomène n’est pas nouveau, mais frappe par son ampleur et sa radicalité. [Série 1/4]

[Série 1/4] Vous lisez la série « Crise écologique : la révolte des scientifiques ». La suite est ici.



Blouse blanche et menottes aux poignets. En novembre dernier, une douzaine de chercheurs ont été placés en détention en Allemagne. Leur délit ? S’être collés avec de la glu à des automobiles de luxe. « C’est ma responsabilité, en tant que scientifique et en tant que citoyen, de me lever contre l’inaction [climatique], non seulement avec des mots, mais aussi avec des actions », justifiait l’astrophysicien Jérôme Guilet, l’un des interpellés.

Depuis l’appel à la rébellion lancé par plus de 1 000 scientifiques, la révolte gronde dans les labos. Tribunes dans les médias, blocages, manifestations, soutiens à des activistes lors de procès… « On est de plus en plus nombreux à sauter le pas, témoigne Kévin Jean, épidémiologiste et membre du collectif Scientifiques en rébellion. Ça fait des années que les chercheurs sonnent l’alerte, publient des rapports, font de la pédagogie… mais rien n’y fait. On veut donc tenter quelque chose de nouveau. »

« Les batailles clés de la crise climatique se livrent au cours de cette décennie », indiquait le collectif Scientifiques en rébellion, fin 2022. Twitter/Scientist Rebellion

Plus habitué aux colloques feutrés qu’à l’arène médiatique, le monde de la recherche fait-il sa révolution ? « L’engagement des scientifiques n’est pas récent », rappelle Nathalie Jas, historienne des sciences au sein de l’Inrae. Tout au long du XXe siècle, ingénieurs, chercheurs et experts ont pris position dans le débat public.

« En France, des scientifiques ont alerté sur les pesticides, dès les années 1950, note Mme Jas. Le livre de Rachel Carson, « Printemps silencieux », a été traduit par Roger Heim, alors président de l’Académie des sciences, et il a suscité une vive controverse dans le monde académique. » En 1975, 400 physiciens ont mis publiquement en cause le programme nucléaire français, dans un « appel », finalement signé par plus de 4 000 chercheurs.

« Il nous faut agir »

Entre 1970 et 1975, le groupe et le journal Survivre et vivre a fait de l’écologie son cheval de bataille : « La lutte pour la survie de l’espèce humaine, et même de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries d’armement », selon l’un des fondateurs, le mathématicien Alexandre Grothendieck. Certains de ses membres sont allés jusqu’à déserter le monde académique.

« Il y a aussi eu de nombreux actes moins visibles, comme le fait de fournir des informations à des groupes militants, ou de refuser certains financements », souligne Nathalie Jas. Une forme d’engagement « en coulisses », qu’assume Jean Jouzel. « J’estime que je suis engagé, car j’accepte de sortir de ma tour d’ivoire de scientifique, en m’exprimant face au public, en répondant aux sollicitations des politiques », estime le climatologue, qui a notamment participé au Grenelle de l’environnement en 2008, puis à la campagne de Benoît Hamon en 2017.

Action des scientifiques en rébellion à Montpellier, Hérault, le 15 octobre 2022. © David Richard/Reporterre

Pour cet ex-membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), « ce qui a changé, c’est le sentiment d’urgence » : « Les nouvelles générations de chercheurs se sentent sans doute encore plus concernées par le changement climatique, et ils sont prêts à aller plus loin pour interpeller. » Un avis partagé par Agnès Ducharne, hydrologue et directrice de recherche au CNRS : « La catastrophe est de plus en plus imminente, mais rien ne change, observe-t-elle. Il nous faut donc agir, en utilisant tous les moyens à notre portée pour interpeller. »

« Le milieu de la recherche est en train de prendre un tournant »

Dès 2018, des chercheuses et chercheurs ont ainsi préparé la réplique. Atelier d’écologie politique (Atécopol), Labo 1.5, puis Scientifiques en rébellion, lancé en 2020. La marmite ne cesse de bouillir. « On a changé d’échelle en 2022, avec des actions coordonnées dans plusieurs pays, rapporte Kévin Jean. À l’automne dernier, on a eu un afflux de membres, c’était sans précédent. »

Pour Laure Teulières, historienne et membre de l’Atécopol, ce qui est nouveau, c’est l’ampleur du mouvement : « On ne parle pas de personnalités fortes qui prennent la parole ou de lanceurs d’alerte isolés, il s’agit d’un changement plus profond, dit-elle. Il n’y a qu’à voir les tribunes, signées à chaque fois par des centaines de chercheurs. » Une mutation qui touche toutes les disciplines, de la biologie à la sociologie en passant par les mathématiques.

La désobéissance civile, le dernier recours

Autre originalité, le mode d’action choisit par nombre de scientifiques : la désobéissance civile. « Elle est justifiée du fait qu’il s’agit d’une stratégie efficace, qu’elle permet d’interpeller fortement sur l’urgence de la crise climatique, et qu’il s’agit d’une activité raisonnable et éthique pour les scientifiques », détaillaient des chercheurs dans un article argumenté paru dans la très sérieuse revue Nature« Il s’agit d’une tactique utilisée en dernier recours, parce que tout le reste n’a pas fonctionné », appuie Kévin Jean.

Pour l’épidémiologiste, les académiques auraient même un devoir d’agir : « Nous jouissons d’un certain crédit, d’une confiance, que nous pouvons mettre au service de la cause environnementale, explique-t-il. D’une certaine manière, nous crédibilisons le mouvement climat en étant à leur côté. Nous incarnons le fait que les militants écolos sont du côté des consensus scientifiques. » Autre intérêt : les universitaires, jouissant d’un statut social et professionnel favorisé — du moins pour les non précaires — s’exposent à moins de risques que d’autres en menant des actions désobéissantes.

Des scientifiques ont réclamé une politique à la hauteur de la crise écologique à Montpellier, le 15 octobre 2022. © David Richard/Reporterre

S’agit-il pour autant d’une lame de fond, prête à renverser les paillasses ? « Il y a encore des résistances », convient Laure Teulières, rappelant l’appel d’Heidelberg, publié en 1992 lors du Sommet de la Terre, qui affirmait que « l’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service ». « Cet imaginaire du progrès — économique, technique, humain — est toujours présent chez certains collègues », souligne-t-elle.

Autre obstacle à surmonter, « la posture de pseudo neutralité scientifique », selon les mots de l’historienne. En clair, l’idée selon laquelle les chercheurs n’ont pas à prendre position publiquement. « La science n’est jamais totalement neutre », défend Mme Teulières. Même son d’éprouvette du côté de Kévin Jean : « On n’est pas sans valeur, en apesanteur, on dépend de financements décidés par des élus, on est inscrits dans des processus politiques. » La méthode scientifique — notamment la validation des résultats par des pairs — permet en revanche une rigueur, une forme d’objectivité… et des savoirs robustes.

Mieux encore, « plusieurs études suggèrent que les scientifiques apparaissent plus crédibles en agissant en accord avec les alertes écologiques qu’ils peuvent lancer », soutenaient le chercheur et des collègues dans une tribune. « Ce mode d’action reçoit aussi une adhésion impressionnante de la part de scientifiques », ajoute-t-il, citant par exemple le soutien massif reçu par deux chercheurs étasuniens mis à l’écart suite à leur engagement climatique.

Pesticides, banques investissant dans les projets fossiles, aéroports... Les scientifiques en rébellion entendent dans tous les cas multiplier les actions en 2023. « Le milieu de la recherche est en train de prendre un tournant », conclut Laure Teulières.

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