Entretien

Yann Tiersen, après sa tournée à la voile : «Beaucoup d’artistes ont conscience du fait que les tournées sont absurdes à l’heure actuelle»

Ne plus se voilier la face. Cet été, les musicien·nes Yann Tiersen et Emilie Quinquis se sont lancé un défi : réaliser une tournée de trois mois en terres celtiques à la voile entre la Bretagne et les îles Féroé à bord de leur bateau «Ninnog». De quoi concilier tournées internationales et valeurs écologistes. Entretien avec le pianiste et compositeur breton.
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Quel a été votre périple à la voile cet été ?

On est partis le 12 juin de l’île d’Ouessant, où on vit, on a mis le cap sur l’Irlande et on a fait notre premier concert à Cape Clear, qui est une petite île en face du Fastnet [un phare situé sur un rocher en pleine mer, qui correspond au point le plus au sud de l’Irlande, NDLR]. Ensuite, on est remonté par la côte est jusqu’à Ballycastle en Irlande du Nord.

On devait ensuite aller aux Hébrides extérieures [un groupe d’îles britanniques situé au nord-ouest de l’Écosse, NDLR] puis aux îles Féroé, mais un coup de vent qui arrivait sur les Hébrides nous a empêché de nous y arrêter. Des Féroé, on est ensuite allés jusqu’aux îles Shetland puis aux Orcades avant de rejoindre le nord de l’Écosse, à Inverness. De là, on a traversé le canal calédonien [long de 96 kilomètres, il permet le passage de la mer du Nord à la mer d’Écosse à travers les terres écossaises pour éviter le contournement par le nord du pays, NDLR]. Enfin, on s’est rendus au Pays de Galles avant de rentrer en Bretagne le 3 septembre.

Pendant trois mois, le couple de musicien·nes a navigué depuis la Bretagne jusqu’aux îles Féroé. © Google my maps

Comment vous est venue l’idée de partir en tournée à la voile ?

Au moment du Covid, je n’ai pas bougé de l’île d’Ouessant pendant un an et demi. Là-bas, on a un mode de vie assez communautaire : on est 800, tout le monde se connaît et on vit quand même un peu loin de la société de consommation. À l’époque, pendant ces moments difficiles, tout le monde se disait que le monde allait changer en bien, que les choses seraient plus douces et moins tournées vers la consommation, à l’avenir.

«On habite sur une île, donc pour nous le voyage commence par la mer. On ne la voit pas comme une barrière, mais plutôt comme un lien.»

Après le Covid, j’ai eu très envie de repartir en tournée et on a commencé par les États-Unis, en tour bus. Ça a été un vrai choc : le bus qui fonctionnait toute la journée avec la clim à fond, le plastique partout à cause des mesures post-Covid… Ça paraissait complètement anachronique, et c’est là que je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme ça !

Yann Tiersen lors d’un concert au Chili en 2014. © Andrés Ibarra / Wikimedia

C’est à partir de là qu’on a réfléchi à comment tourner autrement. On habite sur une île, donc pour nous le voyage commence par la mer, on ne la voit pas comme une barrière mais plutôt comme un lien. L’idée a germé petit à petit de tourner à la voile, de casser l’idée qu’il faut absolument passer de grande ville en grande ville et de parcourir de grandes distances pour faire une belle tournée.

Quels ont été les principaux défis auxquels vous avez dû faire face ?

Le challenge le plus important et compliqué, ça a été de prévoir des fenêtres de temps assez longues entre les concerts pour se dire que ce serait suffisant pour aller de port en port, même avec une météo incertaine. Il a fallu diviser la tournée entre des concerts importants avec billetterie, qu’on ne pouvait pas louper, et d’autres endroits où c’était acceptable de se dire «tant pis, s’il n’y a pas de vent, on ne sera pas là».

Cette flexibilité sur le trajet et le timing nous permettait aussi de nous arrêter dans des endroits plus petits, de faire des concerts improvisés sur la route.

«Tourner de cette manière permet une vraie connexion aux éléments, car tout notre être est concentré sur le vent, la mer, les voiles, et c’est vachement beau.»

Le voyage en mer vous a-t-il inspiré et permis de composer à bord ?

Parfois les tournées sont un peu une parenthèse de vie. Mais là, pas du tout, on était vraiment dans le dur de la vie réelle. La navigation est quelque chose de super exigeant, donc je n’avais pas du tout le temps de travailler à bord.

Jamais une tournée n’a été aussi éprouvante, je n’ai jamais autant bossé de ma vie. Beaucoup de gens à qui j’ai parlé de l’expérience m’ont dit : «c’était un peu des vacances». Je trouve ça dingue, parce que les gens considèrent que je travaille davantage si j’ai mon cul dans un tour bus, une équipe de douze personnes pour m’accompagner et que j’ai seulement à arriver sur scène pour jouer. Alors que là, je n’avais pas d’équipe technique et on passait des journées entières à naviguer nous-mêmes pour arriver aux concerts.

«Beaucoup d’artistes ont conscience du fait que les tournées sont absurdes à l’heure actuelle.»

Mais tourner de cette manière permet une vraie connexion aux éléments, car tout notre être est concentré sur le vent, la mer, les voiles, et c’est vachement beau. Je pense que plein de choses vont naître de ça maintenant, après être rentrés et avoir eu le temps de digérer cette expérience.

Vous verriez-vous réitérer cette expérience ?

Bien sûr, dès le printemps ou l’été prochain. L’envie, justement, c’est de continuer à faire ça et de le faire vraiment, c’est-à-dire de ne pas revenir en arrière et d’en faire une manière systématique de faire des tournées, en prenant davantage le temps. Mais ça se prépare, surtout si à l’avenir, on voulait aller jusqu’aux États-Unis en bateau. Ça demanderait une autre logistique. En attendant, on va travailler à un nouvel album depuis Ouessant cet hiver.

Pensez-vous que ça peut être une solution viable pour faire baisser l’impact carbone des tournées pour d’autres artistes ?

Le gros problème, pour beaucoup d’artistes, c’est qu’on est pieds et poings liés avec le capitalisme et l’ultra-libéralisme, et qu’on n’a pas forcément notre mot à dire sur beaucoup de tournées.

Moi, j’ai la chance d’avoir un super tourneur qui a voulu m’aider alors que ça ne lui rapportait rien du tout, ou en tout cas vachement moins qu’une tournée mondiale. Mais ce n’est pas le cas de tous. Beaucoup d’artistes ont conscience du fait que les tournées sont absurdes à l’heure actuelle.

On m’a proposé de partir faire deux concerts en Australie : j’ai refusé, car ça n’avait pas de sens de traverser la planète pour deux concerts. Mais tout le monde le fait encore et je ne jette pas la pierre aux artistes, car il faut bien vivre et le système fonctionne comme ça. Je suis sûr qu’il y a des gens qui peuvent montrer qu’on peut faire autrement, c’est comme ça que les mentalités changeront.

Si vous ne deviez retenir qu’une chose de votre périple ?

Que c’est vachement important de vivre chaque minute et de faire en sorte que chaque chose soit importante. Ce qui est génial en tournant comme ça, c’est que ça permet de vivre la vie pleinement. On a vécu trois mois où il n’y avait pas de moment creux, et c’est vachement inspirant, d’autant plus que quand on fait de la musique, on se nourrit constamment de nos expériences quotidiennes.