Justice

Eborgnement d’un manifestant par un policier : la Cour européenne des droits de l’Homme ouvre une procédure contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a annoncé ce lundi avoir ouvert une procédure contre la France pour «acte de torture» ou «traitements inhumains et dégradants» après qu’un CRS a éborgné Laurent Théron lors d’une manifestation contre la loi «travail» en 2016.
par LIBERATION et AFP
publié le 4 décembre 2023 à 18h21
(mis à jour le 4 décembre 2023 à 18h21)

Il espère faire jurisprudence. Interpellée par un manifestant éborgné par une grenade lancée par un policier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a annoncé ce lundi 4 décembre avoir ouvert une procédure contre la France pour «acte de torture» ou «traitements inhumains et dégradants». La juridiction européenne s’est saisie de la requête déposée en avril par Laurent Théron. Alors qu’il manifestait pacifiquement, ce syndicaliste a perdu un œil après avoir reçu une grenade de désencerclement à main (GMD) lancée par un CRS lors d’un rassemblement contre la loi «travail» en septembre 2016 à Paris.

«J’ai entendu une forte détonation et au même moment mon œil m’a fait extrêmement mal», témoignait Laurent Théron, handicapé à vie, auprès de Libération en septembre 2016. «On peut parler d’un acte de torture au sens de l’article 3», explique au Monde l’avocate Céline Moreau, qui a déposé, avec ses confrères Lucie Simon et Olivier Peter, la requête contre l’Etat français. Pour la CEDH, des recours disproportionnés à la force par la police peuvent être considérés, selon le degré de souffrances infligées, comme une forme de «torture» ou de «traitement inhumain ou dégradant» sur le fondement de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Si, au terme de la procédure qui peut durer deux à trois ans, la France est condamnée par la CEDH, la décision concernant l’usage non approprié des GMD s’imposerait dans le droit français. Celle-ci ferait jurisprudence pour les 46 Etats signataires de la Convention ainsi que pour les affaires de violences policières portées devant la justice. «L’ouverture de cette procédure par la CEDH pourrait avoir des répercussions significatives à l’heure où de nombreuses enquêtes sont en cours concernant des manifestants blessés après Laurent Théron, notamment lors du mouvement des “Gilets jaunes”», soulignent les trois avocats dans un communiqué.

Sept ans de procédures judiciaires

Le 15 septembre 2016, place de la République à Paris, le CRS Alexandre M. a éborgné Laurent Théron avec une grenade à main de désencerclement. Le lendemain, le parquet a saisi l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) sur le jet de grenade. L’engin explosif a été lancé en cloche alors qu’il aurait dû être lancé à ras le sol.

Renvoyé devant la cour d’assises de Paris pour «violences volontaire ayant entraîné une infirmité permanente» le brigadier-chef est pourtant acquitté, le 14 décembre 2022, par la cour. Les jurés ont estimé que le policier avait agi dans le cadre de la légitime défense. «L’ordonnance (de renvoi) précisait que le CRS Alexandre M. et sa compagnie n’étaient pas assaillis ni encerclés ni même réellement pris à partie lors des faits litigieux et qu’il avait commis l’acte en cause hors du cadre légal et réglementaire», rappelle la CEDH.

Le parquet, qui avait pourtant timidement requis deux ou trois ans de prison avec sursis, avait refusé «de faire appel contre cet acquittement contestable, renforçant le sentiment de plus en plus partagé en France d’une véritable impunité policière», reprennent les avocats de Laurent Théron. C’est pourquoi ce dernier a déposé une requête auprès de la CEDH le 8 avril 2023 en invoquant l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. «Après sept années de combat judiciaire, l’affaire Laurent Théron prend une tournure inédite», poursuivent les avocats.

«Militarisation du maintien de l’ordre»

La cour, établie à Strasbourg, a communiqué au gouvernement français deux questions : le requérant a-t-il été «victime de traitements contraires à l’article 3 de la Convention» ? Et «l’enquête menée en l’espèce par les autorités internes a-t-elle satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention» ? Pour les avocats du syndicaliste éborgné, cette procédure soulève «des questions vitales sur la responsabilité de l’État français dans la protection des droits des manifestants, en particulier face à l’utilisation excessive de la force illustrant une véritable militarisation du maintien de l’ordre».

En 2021 déjà, la CEDH avait déjà mis en cause l’Etat français pour usage excessif de la force et enquête insuffisante en ouvrant une procédure dans un dossier emblématique des dérives du maintien de l’ordre et de la dangerosité des armes dites intermédiaires : l’affaire Rémi Fraisse. Le militant écologiste âgé de 21 ans avait, au cours d’affrontement à la ZAD de Sivens (Tarn), été tué par une grenade dite «offensive», composée de TNT en octobre 2014. La famille de la victime avait déposé une requête auprès de la CEDH au nom d’une violation de l’article 2 de la convention : «le droit à la vie». Elle est toujours dans l’attente de la décision.

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