La directive sur le droit d'auteur ne sauvera pas la presse

Par Olivier Tesquet

Publié le 11 septembre 2018 à 15h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h17

Ritournelle, nom féminin, familier : idée que quelqu’un ressasse et qui revient comme un refrain dans la conversation. Exemple : mercredi 12 septembre, le Parlement européen sera amené à voter pour ou contre la directive relative au droit d’auteur. Une vieille rengaine. Début juillet, les eurodéputés avaient contre toute attente rejeté le texte, scellant une victoire tactique des géants du numérique face aux industries culturelles.

Sur un air bien connu, les deux camps vont donc rejouer la grande bataille en costumes d’époque qui les oppose depuis plus de quinze ans, lobbying contre lobbying, mauvaise foi contre mauvaise foi. Les ayants droit sommeront les plateformes (et notamment YouTube) de passer à la caisse ou de généraliser un dispositif de filtrage automatisé des contenus violant le copyright (ce que prévoit l’article 13) ; les GAFA, soutenus par des écolos et des pirates qui confondent encore les champions du capitalisme mondial avec d’inoffensives start-up, répondront que ces doléances menacent l’Internet libre que certains fantasment encore.

Et ce petit monde de mettre en scène, comme l’écrit très bien le chercheur Félix Tréguer (également cofondateur de la Quadrature du Net), « l’affrontement factice des deux têtes du capitalisme informationnel, qui veulent chacune se ménager le maximum de marge de manœuvre dans leur négociation d’une forme de « licence globale » privatisée, laquelle viendra renforcer leurs positions oligopolistiques au détriment tant du public que des artistes. » Longtemps, les plateformes ont prospéré grâce à une ressource abondante et gratuite : le lien hypertexte. Aujourd’hui, les créateurs de contenus réclament leur dû. D’où cette bataille acharnée pour l’exploitation et la gestion d’une rente : la richesse créée par cette ressource abondante et gratuite.

Pour corser encore un peu plus l’affaire, les journaux sont ici largement partisans. L’article 11 de la directive prévoit en effet la création d’un droit voisin à destination des éditeurs de presse. Celui-ci permettrait de les rétribuer à chaque fois qu’un article est repris sur Google News ou publié sur Facebook. « Une question de survie pour la presse indépendante en Europe », écrit le groupe Le Parisien-Les Echos. Fin août, une tribune rédigée par Sammy Ketz, directeur de l’AFP à Bagdad, signée par une centaine de noms fameux du grand reportage et largement relayée dans les médias, était déjà venue sonner la révolte : « Les médias qui produisent les contenus et qui envoient leurs journalistes risquer leur vie pour assurer une information fiable, pluraliste et complète, pour un coût de plus en plus élevé, ne sont pas ceux qui en tirent les bénéfices. Ce sont des plateformes qui se servent sans payer. »

Personne ne contestera la paupérisation inquiétante du journalisme, les plans sociaux à répétition, les fermetures de titre, les cessions au rabais, les actionnaires indélicats. Mais ce réflexe corporatiste, aussi louable et compréhensible soit-il, ne sauvera personne. La Belgique, l’Espagne ou l’Allemagne ont déjà tenté le bras de fer avec Google. Sans grand succès : les Belges ont fini par négocier un modeste accord financier en 2012 ; en guise de représailles, Google News est fermé en Espagne depuis fin 2014 ; et au printemps 2017, nos voisins allemands ont porté leur contentieux devant la cour européenne de justice pour obliger la société californienne à payer. Quant à la France, elle a déjà tenté de mettre en place ce droit voisin en 2012, avec la « Lex Google ». La passe d’armes s’était soldée par la création d’un fonds Google, doté de 60 petits millions d’euros. Une victoire à la Pyrrhus. Tous ces exemples viennent rappeler à quel point le rapport de forces est déséquilibré, la presse dépendant bien plus des plateformes que l’inverse.

Quand bien même Bruxelles voterait la directive sur le droit d’auteur, quelle serait l’assiette de ce droit voisin ? Sa clé de répartition ? Et surtout, qui garantit que cette nouvelle manne financière servirait à financer les prochains Panama Papers ou des enquêtes au bout du monde ? Après avoir développé une dépendance toxique vis-à-vis de Google puis de Facebook, après avoir recruté des légions d’experts en référencement ou en monétisation des communautés, après avoir délégué à leurs services marketing l’élaboration de stratégies éditoriales, les grands groupes de presse voudraient toucher leur dîme. Pour la ramener à la vie, ou pour continuer à vivre sous perfusion des GAFA en renforçant leur hégémonie (ce que craint d’ailleurs le Spiil, le syndicat de la presse en ligne indépendante) ? Si ce combat doit prouver quelque chose, c’est le danger mortel du modèle publicitaire, cannibalisé par les régies géantes que sont Google et Facebook.

Enfin, les partisans de l’article 11 semblent négliger un autre risque : celui de voir l’Etat déléguer aux plateformes la responsabilité de leur subventionnement. En 2017, suivant le périmètre des aides - directes et indirectes - la puissance publique a versé entre 580 millions et 1,8 milliard d’euros à la profession. Alors que la Cour des comptes épingle les dysfonctionnements de ce modèle depuis plusieurs années, la logique macroniste d’austérité budgétaire pourrait tout à fait s'accommoder de l’aubaine d’un droit voisin. C’est de la prospective, pas complètement de la science-fiction : ces derniers mois, le ministère de la Culture s’est montré très curieux vis-à-vis du fonds Google, s’émouvant de voir certains médias passer deux fois par la case départ (et toucher un peu plus de 20 000 francs).

Si l’on se plaint - à raison - de la concentration morbide des médias, comment pourrait-on se réjouir de voir les leaders de l’économie numérique devenir les directeurs financiers de la profession ? Peut-être deviendra-t-il difficile de critiquer l’opacité arbitraire des algorithmes ou les dangers politiques des plateformes quand on aura placé notre sort entre leurs mains. Les partisans de la directive ont raison de rappeler que le journalisme est un impératif démocratique. Mais c’est mieux quand on le pratique les mains libres.

Boîtes noires, le blog d'Olivier Tesquet

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