LES VIETNAMIENS A MARSEILLE


ALAIN GUILLEMIN






A Marseille, comme dans l’ensemble de la France, les asiatiques, au premier rang desquels les Vietnamiens qui rassemblent les effectifs les plus importants, ont dans le discours des médias une image plutôt positive. Ils sont réputés s’intégrer harmonieusement, réussir dans les études et figurer pour une faible proportion dans les statistiques de la délinquance. Cette image correspond pour une grande part à la réalité, même si celle-ci est moins idyllique. Mais, ce que nous voudrions analyser ici, au-delà de cette constatation, c’est le rôle structurant de certains traits de la culture vietnamienne dans cette capacité d’adaptation.
Depuis la colonisation du Vietnam par les Français, six vagues d’émigration ont drainé un certain nombre de Vietnamiens vers la France. La première vague est celle des tirailleurs vietnamiens combattants, et des 50 000 travailleurs des usines d’armement, dont la grande majorité retournera au Vietnam, après la guerre. La deuxième vague dans l’entre-deux-guerres, draine quelque 5 000 immigrants, pour l’essentiel étudiants et navigateurs des lignes d’Orient. La troisième vague est celle des 5 000 tirailleurs et des 20 000 travailleurs recrutés au début de la Seconde Guerre mondiale. La quatrième vague, après la chute de Diên Biên Phu, concerne environ 10 000 personnes : conjoints d’union mixte, population eurasienne ou employés de l’administration française (Le Huu Khoa, 1997, p.2). La cinquième vague rassemble quelque 20 000 personnes, venues en France entre 1954 et 1975, pendant la guerre entre les deux Vietnam et la guerre américaine : des étudiants, des commerçants et des réfractaires à la guerre. La dernière vague, la plus importante, plusieurs dizaines de milliers, est celle des boat people, arrivée après la chute de Saigon, en 1975. A partir du début des années 1990, le flux se tarit, alimenté le plus souvent par les regroupements familiaux.
Pour des raisons techniques, qu’il n’est pas possible de détailler ici, il est difficile d’évaluer le nombre des Vietnamiens vivant en France. Si l’on suit les estimations des spécialistes de l’émigration asiatique, il faut multiplier par 3,5 les chiffres officiels du recensement de 1990 (72 000), ce qui porte à 257 000 le nombre des Vietnamiens résidant sur notre sol. Encore convient-il de préciser ce que nous entendons par "Vietnamien". Ce qui importe ce n’est pas seulement la nationalité et le degré de métissage, mais aussi le sentiment d’appartenance de l’individu et l’assignation de ceux qui le classent comme Vietnamien (Simon-Barouh, 1999, p.69). Dans cette optique, sont "Vietnamiens", en France, « tous ceux citoyens français ou vietnamiens que l’on peut définir et qui se définissent par cet héritage sociologique et la culture - au sens anthropologique du terme- ou quelque soit leur degré de mixité, ceux qui se revendiquent tels » (Simon-Barouh, 1999, p.75).
Après Paris, Marseille est la ville française qui rassemble le plus de Vietnamiens. En effet, jusqu’au milieu du XXe siècle, Marseille était le terminus des paquebots faisant l’aller-retour avec l’Indochine. Depuis le début du siècle, au rythme des six grandes vagues, une assez forte communauté vietnamienne s’est implantée dans la ville. C’est en revenant sur les phases de cette immigration que nous tenterons de comprendre de quelle façon les Vietnamiens de Marseille occupent l’espace, gèrent des conflits et nouent des solidarités, en d’autres termes s’acculturent.

Le temps des camps et des militants (1915-1948)

Avant 1914, les rares Vietnamiens qui résident à Marseille sont des cas isolés, épouses de Français, domestiques, et étudiants. Il faut attendre la première guerre mondiale pour qu’un nombre conséquent de travailleurs, recrutés au Vietnam et employés dans les usines de guerre, s’installent à Marseille, avant de repartir en 1919. A fin de la guerre, compte non tenu des travailleurs du Dépôt de Marseille qui sont en transit, quelques 400 Vietnamiens travaillent dans l’industrie militaire de la ville.
En 1926, la Sûreté Générale recense 2 000 Vietnamiens à Marseille, qui se répartissent comme suit : 200 étudiants et lycéens, 100 domestiques, 1 500 boys de la Compagnie des Messageries Maritimes et 300 métiers divers, qui résident en majorité autour du Vieux Port, notamment au Panier.
Tous ces militants sont étroitement surveillés par la police et, après 1929, à la suite de la répression accrue contre les organisations nationalistes, la communauté vietnamienne à Marseille se réduit sensiblement. En effet, au Vietnam même, l’éclatement de révoltes, le durcissement des mouvements de résistance et l’importance croissante du rôle du parti communiste, amènent les autorités coloniales à pourchasser ses militants et ses sympathisants, non seulement sur le territoire vietnamien mais encore en métropole. Du fait de cette répression politique et de la crise économique, de nombreux Vietnamiens retournent au pays. En 1947, le Bureau de l’émigration indigène ne recense que 260 Vietnamiens "non encadrés" à Marseille. Mais, à cette date, il faut ajouter à la communauté vietnamienne de Marseille, les Vietnamiens "encadrés", c’est-à-dire les 2 200 travailleurs de la Main-d’Oeuvre Indigène, la MOI, rassemblés dans des camps, à Mazargues, dans le Camp Vietnam , et dans le Camp Colgate , à la Campagne Colgate.
A la Libération, en raison de l’absence temporaire de cadres militaires français, la discipline se relâche et les regroupements dans les centres d’hébergement favorisent la propagande nationaliste. Les Vietnamiens adhèrent en masse à la CGT et mettent en place, en 1944, une Délégation générale de l’Indochine qui rassemble travailleurs, navigateurs et étudiants. Elle a son siège dans le Camp de Mazargues (Jordi, Temime, Sayad, 1991, p.42).
En 1946, la lenteur des rapatriements et le fort taux d’inactivité favorisent la propagande politique ; Marseille devient le lieu de rassemblement des principales organisations vietnamiennes nationalistes. A l’intérieur des camps, la rivalité entre trotskistes et communistes orthodoxes s’exaspère et débouche, dans la nuit du 15 au 16 mai 1948, sur un conflit entre factions qui fait 6 morts et 42 blessés. C’est l’occasion pour les autorités françaises de réagir vigoureusement en cumulant les arrestations, l’éloignement des meneurs, la poursuite des déserteurs, et l’accélération des rapatriements qui se poursuivent jusqu’en 1953.
A la veille des années 1950, les 260 Vietnamiens de Marseille qui ne sont pas hébergés dans les camps, sont toujours concentrés dans le centre ville. C’est là que résident notamment les marins. Sur les 260 Indochinois "non encadrés" recensés en 1947, on dénombre en effet plus de 200 navigateurs, auxquels il faut ajouter 17 étudiants (et lycéens) et une quinzaine de personnes qui gagnent leur vie dans le commerce (restaurateurs) ou l’industrie artisanale.
La forte proportion de marins est, nous le savons, une constante de la communauté vietnamienne de Marseille dans l’entre-deux-guerres. Ils constituent non seulement, et de loin, le sous-groupe le plus nombreux de la communauté vietnamienne de la ville, mais ils en sont aussi, jusqu’à la fin des années 50, les leaders et les animateurs. En effet, loin de se borner à militer pour défendre leurs droits professionnels, ils constituent aussi le fer de lance du combat anticolonialiste, au côté des étudiants.

Les marins vietnamiens de Marseille : combats politiques et intégration locale

La Compagnie des Messageries Maritimes ouvre, dès 1861, une ligne qui relie Marseille à l’Extrême-Orient. A partir de 1924, cette exploitation devient régulière. Début 1921, la Compagnie des Chargeurs réunis reprend l’exploitation d’une ligne régulière vers l’Extrême-Orient. Elle emploie autour de 2 000 marins vietnamiens qui sont immédiatement mis en contact avec des amicales et des associations tenues ou noyautées le plus souvent par l’Internationale Rouge de Moscou et par le Parti Communiste Français. A Marseille, le Club International des Marins (CIM) reçoit un appui massif de la section coloniale du PCF et de la CGTU pour unifier le mouvement syndical des marins français et internationaux sous l’aile de la CGTU. Aussi, à Marseille, les marins vietnamiens sont-ils au centre des luttes anticolonialistes jusqu’au début des années 1950, qu’il s’agisse des actions de solidarité avec les travailleurs vietnamiens des camps de la MOI ou, en janvier 1950, du soutien aux dockers marseillais de la CGT qui décident de retarder le départ du paquebot Pasteur transportant des soldats français en Indochine.
Toutefois, nous le savons, après cette date, les combats politiques se raréfient et le départ de nombreux militants vers Paris et vers le Vietnam réduit drastiquement le nombre des marins vietnamiens à Marseille. Cependant, un petit nombre d’entre eux y restent et y vieillissent. Il est possible d’isoler trois groupes : la minorité de ceux qui ont pu trouver un emploi dans les compagnies de croisières touristiques, surtout les croisières Paquet, ceux qui se sont tournés vers la restauration, ceux enfin qui, ayant échoué dans leur reconversion, parviennent parfois difficilement à s’intégrer.
C’est la capacité de constituer ou de reconstituer un triple réseau d’entraide et de solidarité, en s’appuyant à la fois sur le lien professionnel, le lien familial et le lien villageois, qui permet à un certain nombre de ces marins et anciens marins d’échapper au chômage et à la pauvreté. Quelques-uns ont continué à naviguer, d’autres ont ouvert les premiers restaurants asiatiques à Lyon et à Marseille, autour du Vieux Port.
Les représentants du troisième groupe, ceux qui n’ont pas réussi, condamnés à un travail saisonnier et à un emploi précaire, sans encadrement familial ni entraide associative, et souvent touchés par le fléau des jeux d’argent, se retrouvent à la retraite avec de faibles revenus, une famille éclatée, parfois des problèmes d’alcoolisme, et en marge d’une communauté vietnamienne recomposée, formée en majorité de réfugiés arrivés en France après 1975 (Le Huu Khoa, 1995, p.101).

Le temps des boat people

A la suite de la défaite française et des accords de Genève de 1954, Marseille devient le port d’arrivée des rapatriés d’Indochine mais, ce n’est, semble-t-il, qu’un lieu de transit. En 1968, le nombre des Vietnamiens y est estimé à 500. C’est donc après 1975 que sont arrivés dans la ville, la majorité des 10 000 à 12 000 Vietnamiens qui y vivent aujourd’hui, même si les chiffres de 1968 sont probablement sous-évalués.
La communauté vietnamienne a deux points de fixation dans Marseille : le centre ville (1er, 2ème et 6ème arrondissements avec 30%) et les quartiers nord (13ème, 14ème et 15ème arrondissements) avec 28%. Les autres arrondissements se répartissent les 42% restant. En 2002, cette communauté anime 13 associations, au premier rang desquelles l’Union Générale des Vietnamiens en France (UGVF), qui représente officiellement le Vietnam, et l’Association d’Entraide des Vietnamiens de Marseille (AEVAM ) créée dans le sillage des boat people. Les Vietnamiens fréquentent aussi des lieux de culte : les catholiques, la paroisse Saint-Défendent (10ème arrondissement), les protestants l’ Eglise Evangélique Libre du Vietnam , et les bouddhistes peuvent choisir entre quatre pagodes : la pagode Phap Hoa et la pagode Pho Da dans le 15éme arrondissement, la pagode Truc Lâm dans le 11ème, l’Association Culturelle des Bouddhistes de France dans le 2ème.
Structures associatives et lieux de culte contribuent donc à organiser conjointement les deux grandes composantes de la communauté vietnamienne à Marseille, l’ancienne et la récente, celle des boat-people. La composante ancienne, qui fréquente l ’Association Culturelle des Bouddhistes de France et l ’Institut Bouddhique Truc Lam dans le quartier Saint Marcel (11ème arrondissement), rassemble des membres des professions scientifiques, des commerçants du Vietnam, et des travailleurs de l’industrie. Ses membres tendent à adhérer à l'UGVF. Cette dernière est soutenue par le Conseil Général des Bouches-du-Rhône. La composante récente, qui rassemble notamment des fonctionnaires et des membres des professions libérales, fréquente les pagodes Phap Hoa et Pho Da . Ses membres militent à l ’Amicale des Vietnamiens de Marseille, à l’Association Amicale et Culturelle des Franco-Vietnamiens et à l’AEVAM soutenue par la mairie de Marseille (Blanc, 1994, p.340).
Ce qui caractérise l’évolution du tissu associatif vietnamien à Marseille, depuis 10 ans, ce n’est pas seulement l’augmentation du nombre des associations, passé de 6 à 13, mais aussi de nouvelles orientations et la volonté d’échapper à la bipolarisation politique entre partisans (U.G.V.F) et adversaires (A.E.V.E.A.M) du régime de Hano•.
Les créateurs des nouvelles associations, qu’ils aient appartenu ou non aux associations mères, veulent tourner la page. Aussi centrent-ils leur activité sur de nouveaux objets, la coopération avec le Vietnam ( Aide au Vietnam, Echanges Provence Asie du Sud Est Vietnam ) , la redécouverte de la culture vietnamienne ( Les Amis du Vietnam ) et surtout la gymnastique et le sport qui on suscité la naissance de cinq nouvelles associations. Parmi ces dernières, il faut accorder une mention particulière aux écoles d’arts martiaux vietnamiens, l’Ecole Internationale d’Arts Martiaux vietnamiens (Nam Ho Quyên) et l’Union des clubs Viêt Vu Dao, qui animent une trentaine de salles à Marseille. A côté des nombreux restaurants, fast-food et traiteurs vietnamiens, ce sont ces associations d’arts martiaux qui manifestent le plus ostensiblement, dans l’espace public marseillais, la présence d’une communauté vietnamienne de plus en plus visible à l’extérieur, notamment l’occasion du Têt (le Nouvel An vietnamien) en défilant dans la ville et s’extériorisant à travers la danse du dragon.
Au terme de cette rétrospective de l’histoire de la migration vietnamienne à Marseille, il nous est apparu que cette migration se caractérisait par un jeu d’opposition diverse : opposition entre les Vietnamiens du centre de Marseille et ceux de la périphérie, entre les Vietnamiens des camps et ceux de la ville, entre les Vietnamiens du Nord et ceux du Sud. Ces oppositions d’espaces recoupent une bipartition politique entre partisans et adversaires du parti communiste vietnamien. Or cette bipartition n’a pas eu véritablement d’effet déstructurant sur la communauté vietnamienne de Marseille, dont les membres se sont intégrés sans difficulté majeure à la Société française. Aussi n’est-t-il pas sans intérêt d’isoler les facteurs qui ont permis cette évolution.

Les enfants de Confucius

Nous savons que les lieux de culte sont, avec les associations, les deux acteurs collectifs, dont l’action a permis à la communauté vietnamienne de se structurer, tout particulièrement les pagodes. Les pagodes, en effet, ne sont pas seulement des lieux de prière, mais aussi des lieux de rassemblement, où l’on vient en famille pour rencontrer d’autres membres de la communauté, des centres d’aide sociale et de bienfaisance, des écoles de tolérance, et elles jouent un rôle particulièrement important dans la reconstruction d’une identité vietnamienne menacée. Construire une pagode en France, c’est en effet manifester une volonté de vivre ensemble et d’appartenir à un groupe dont l’éthique bouddhique permet de dépasser les différences individuelles, opter pour un consensus qui apaise les tensions politiques et les rivalités idéologiques et contribue à renouer avec des racines spirituelles profondes (Lê Huu Khoa, 1993, p.16).
L’autre creuset de la structuration identitaire des Vietnamiens est le confucianisme qui propose une éthique de l’homme s’articulant autour de trois pôles : l’apprendre, les qualités humaines, l’esprit rituel (Cheng, 1997, p.70). L’homme est un être perfectible qu’il faut éduquer pour fournir un individu capable de devenir un homme de bien sur le plan moral et de servir la communauté : les deux plans ne faisant qu’un. La vertu centrale est le ren, sens de l’humain, point de convergence des échanges interpersonnels.
La relation matricielle père/fils, se combine avec d’autres relations familiales, mari/femme, frère aîné/ frère cadet, soeur aînée /soeur cadette. En outre, l’enjeu des relations entre les individus ne vise pas à privilégier l’expression personnelle mais à préserver, dans l’espace politique et la société civile, une harmonie dont le modèle est la famille, ce qui suppose relation inégale, et respect mutuel. Ainsi, pour un vietnamien, comme pour un chinois, ne pas perdre la face, ce n’est pas seulement en avoir, mais faire que les autres ne la perdent pas. Dans cette optique, le respect de l’ordre s’étend au respect des coutumes du pays d’accueil, ce qui contribue à renforcer une capacité d’adaptation qu’illustre bien le proverbe vietnamien : « dans un ballon, on est arrondi, dans un tube, on s’étire ». Autre trait du confucianisme qui contribue à favoriser l’intégration, cette fois-ci par les études, l’importance accordée au pouvoir du savoir. Ce pourquoi les familles vietnamiennes accordent une très grande importance aux études de leurs enfants, même s’il ne faut pas surévaluer la réussite scolaire des Vietnamiens.

Travail, famille, autre patrie

Ce qui caractérise véritablement le confucianisme vietnamien, c’est la prégnance du modèle familial, probablement plus qu’en Chine ou dans les pays sinisés comme la Corée et le Japon. De ce fait, même chez les Vietnamiens de la deuxième génération, l’autorité des parents est encore forte, de même que l’obéissance due au frère aîné ou à la soeur aînée. D’autre part, au-delà et au-dessus de l’unité domestique ( nhà ) , les familles vietnamiennes se rattachent à un lignage plus vaste, le họ , dont les membres sont réputés descendre d’un ancêtre commun auquel ils rendent un culte. Ces họ , qui ont une place importante dans la structuration de la société au Vietnam, continuent, à des degrés divers, à jouer un rôle dans l’émigration, notamment comme réseaux d’entraide. La famille, pour les Vietnamiens vivant en France, n’est pas seulement un lieu d’autorité et de solidarité, mais encore un lieu de ressourcement, notamment à travers les rites liés au culte des ancêtres, qui a toujours fonctionné en interaction avec le Confucianisme et qui atteste de la place centrale, dans la culture vietnamienne, de la piété filiale ( hiếu ) , cette dette envers les parents que l’enfant ne pourra jamais totalement acquitter. Celui qui ne respecte pas cette règle est un impie ( bất hiếu ) et s’expose à une réprobation sociale unanime (Dinh Trong Hiêu, 1990, p.19).
Au prix d’actualisations relatives, comme les bâtonnets d’encens électrifiés, le culte des ancêtres est encore pratiqué par la majorité des Vietnamiens de Marseille. Dans presque toutes les familles un espace est consacré à l’autel des ancêtres, le plus souvent dans le salon et la salle à manger. Cette permanence de la présence des ancêtres et des pratiques rituelles quotidiennes qui lui sont associées, s’enracine dans des rites saisonniers. Célébré entre le 1er et le 7ème jour de l’année lunaire, c’est-à-dire entre la dernière semaine de janvier et la troisième semaine de février, le Têt n’est pas seulement le premier jour de l’année lunaire, mais surtout le moment de l’année où la famille demande solennellement la protection des ancêtres.
Si l’on postule, à la suite d’Alain Moreau (1999, p.249) que le migrant structure son identité en construisant une « culture de l’entre-deux », où les éléments de la culture d’origine se combinent avec ceux de la culture d’accueil et surtout avec ceux qui résultent du bricolage entre les deux cultures, on ne peut qu’être qu’impressionné par le pouvoir catalyseur des valeurs familiales. Chez les immigrés marseillais, comme chez les Vietnamiens du Vietnam, le rôle de la famille est central : « la cellule familiale éduque, nourrit, protège, et elle établit le lien entre les générations, vivantes et mortes : elle devient un lieu de savoir et, par le truchement des lignages, un cadre où se joue le pouvoir » (Papin, 1999, p.113).
Cette famille confucéenne favorise la capacité d’adaptation à la société française, en particulier à travers l’importance accordée au rôle d’intégration et de promotion par la réussite scolaire, et à l’autorité des parents et des aînés. En reliant les vivants et les morts à travers des rituels partagés, elle maintient le lien avec la culture d’origine. D’autre part, ce qui distingue cette migration récente de celle de l’entre-deux-guerres, c’est que ces migrants sont venus avec leurs familles ou ont été rejoints par elle, à la différence de la grande majorité des marins qui étaient des hommes seuls. Aussi, n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que l ’Association d’Entraide des Vietnamiens de Marseille , fédératrice de cette dernière vague, ait appelé son restaurant coopératif Famille Âu Cơ .
Le nom d’ Au Co renvoie à un conte cosmogonique. La dynastie des Hùng descendait de la famille Hồng Bàng dont le chef était Lộc Tục. Son fils Sùng Lãm, appelé aussi Lạc Long Quân, dragon-génie, sortit de son palais sous-marin et prit comme femme Au Co, une immortelle, originaire des hautes montagnes et des vastes grottes. Après leur union, Au Co accoucha d’une poche d’une centaine d’Ïufs qui donnèrent chacun naissance à un garçon. Mais après de nombreuses années de vie en harmonie ils se séparèrent. Lac Long partit avec cinquante enfants vers les régions marines, Au Co avec les cinquante autres gagna le pays des monts et des forêts. Bien que séparés, ils se partagèrent le pays pour le gérer au mieux, en s’aidant mutuellement. Ces cent garçons devinrent les ancêtres des Vietnamiens. L’aîné fut nommé roi sous le nom de Hung Vuong. Ainsi le mythe fondateur du Vietnam nous dit, entre autres choses, que l’éloignement peut ne pas nuire à la solidarité familiale et à la cohésion nationale. Si nous ajoutons qu’il unit une immortelle et un dragon marin, pourquoi s’étonner que les Vietnamiens de Marseille se sentent à l’aise entre la Bonne Mère et le Vieux Port.


Références

Bertrand, D. (2000). Le rôle des associations dites communautaires, quant à l’intégration des réfugiés vietnamiens en Angleterre et en France. Migrations et Santé , 104 , 25-38.
Blanc, M.E. (2003). La pratique associative vietnamienne. Tradition et modernité . Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion
Cheng, A.(1997). La pensée chinoise . Paris : Seuil.
Dinh Trong Hieu (1990). Rythme de vivants, mémoire des morts. Espace, temps, rituels du culte des ancêtres. Hommes et migrations , 1134 , 17-26.
Jordi, J.J., Abdel Malek Sayad & Temime, E.(1991). Migrances (Histoire des migrations à Marseille). Le choc de la décolonisation, Tome 4. Marseille : EdiSud.
Le Huu Khoa (1993). Le bouddhisme en France entre l’éphémère et le visionnaire. Hommes et migrations , 1171 , 13-16.
Le Huu Khoa (1995). Les vieux marins vietnamiens : le non retour. In Le Huu Khoa (Dir.), Asiatiques en France : les expériences d’intégration locale (pp. 93-103). Paris : L’Harmattan.
Moreau, A. (1999). Culture de l’entre-deux et adaptation psychique des migrants. In P. Dewitte (Dir.), Intégration et immigration, l’état des savoirs (pp. 246-251). Paris : La Découverte.
Papin, P. (1999). Viêt-Nam. Parcours d’une nation . Paris : La Documentation Française.
Simon-Barouh, I. Les Vietnamiens en France. Hommes et Migrations , 1219 , 68-86.

 

ALAIN GUILLEMIN


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.Updated: 30.12.2008.