Suzanne LilarEn janvier dernier, sur son blog hébergé par Libération, Raphaël Sorin se fendait d’un article ironique sur Simone de Beauvoir, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. L’article, comme il fallait s’y attendre, hérissa le poil épilé de certaines dames ou demoiselles. Sorin ayant fort judicieusement évoqué Suzanne Lilar (qui est à Simone de Beauvoir, sur le plan intellectuel, ce qu’est à Sartre, au point de vue esthétique, Jeremy Irons ou Johnny Depp), j’y allai d’un bref commentaire en forme d’ultime clou dans le cercueil des vanités foraines, dans l’espoir naturellement vain d’inciter les jeunes ou vieilles chiennes à lire Suzanne Lilar plutôt que Simone de Beauvoir, si vraiment elles se souciaient de la femme en tant que femme, c’est-à-dire autre chose que la femelle de l’homme, appelée toujours à n’exister qu’en fonction du mâle, soit pour le séduire, le valoriser, laver ses caleçons, et le détruire sitôt la petite graine tant désirée expulsée après neuf mois d’une patiente et liquide germination, l’homme ayant, malgré tous ses neurones, joué à la perfection son rôle de reproducteur, sans se douter un seul instant de quelle mascarade il était la dupe. Mon commentaire me vaut aujourd’hui l’honneur d’être contacté par Suzanne Fredericq, la petite-fille de Suzanne Lilar.

Fille de l’historienne de l’art Marie Fredericq-Lilar, Suzanne Fredericq est biologiste et professeur de biologie à l’University of Louisiana de Lafayette, et l’épouse du peintre Eugene James Martin. Le CV de Suzanne Fredericq ne tient pas sur dix pages (le mien tient en trois mots : Rien à signaler). De sa mère elle tient le gout de l’art et de l’esthétisme, et de sa grand-mère celui de la quête intellectuelle, comme elle le reconnait elle-même dans son bref essai Elegance : a brief, perfectly balanced instant of complete possession of forms. Qu’une telle personne, aussi bien née et tellement plus douée que moi, prenne la peine de me contacter pour me remercier d’une brève mention à sa mère-grand dans un commentaire de blog, est flatteur pour ma pomme et me confirme ceci que la véritable intelligence ne répugne pas à descendre du trottoir pour marcher dans le ruisseau aux côtés des manants, ce qui nous éloigne assez des stars de la pétanque, du bras de fer ou de la baballe au pied, et de quelques-unes de la littérature, qu’on me pardonnera de ne point citer, car je ne veux blesser personne dans ce très petit monde où la moindre critique, pas même perfide, est susceptible de nous valoir, par retour du courrier, de cinglantes mises au point accompagnées de lourdes menaces quant à l’avenir de notre « carrière ».

Suzanne Fredericq a donc apprécié mon commentaire chez Sorin. Elle en profite pour porter à ma connaissance qu’elle vient de lancer, sur YouTube, un « site » consacré à son aïeule. On peut y voir, en dix parties, un documentaire réalisé en 1979 pour la RTBF par Joseph Benedek et Jean-Marie Mersch, intitulé Suzanne Lilar, au-delà de l’apparence. J’invite mes lecteurs à regarder et à écouter surtout ce documentaire par endroits bien abimé. Il vaut par la voix, claire, limpide et juste de Suzanne Lilar, miraculeusement pas agressée par son confesseur, comme elle l’eût sans doute été vingt ans plus tard, soumise à la question par un quelconque pouacre du petit écran, soucieux avant toute chose de se mettre, lui, en valeur, au détriment de son invitée. Imaginons une espèce de Nagui crachant un « Poil au nez ! » à la moindre finale en é, ou pire, un électrique Ruquier lâchant trois vannes en autant de mots de son interlocutrice, avant d’éclater de son rire idiot, tout seul, comme la nouille qu’il est, qui pis est trop cuite.

Qui donc est Suzanne Lilar ? Qui, plutôt, était-elle ? Sortie de quel chapeau par la magie de quel prestidigitateur et pour quoi dire de si intéressant ? Je ne ferai pas mon petit Wikipédia, et me bornerai à quelques souvenirs de lectures, pour rendre hommage à cette grande petite dame, pour inciter peut-être, qui sait ? l’un ou l’autre curieux de choses essentielles à ouvrir un ouvrage de sa magnifique plume.

La curiosité de lire Suzanne Lilar m’est venue par un film d’André Delvaux, Benvenuta (1983), tiré du roman La confession anonyme, de Suzanne Lilar. Fanny Ardant, qui dans ce film, aux côtés de Vittorio Gassman, joue le rôle de Benvenuta, n’est sans doute pas étrangère au trouble ressenti à l’époque à la vision de ce film. Adolescent et jeune adulte, je ne pouvais voir Fanny Ardant ni l’entendre sans être tout soudain la proie du désir. Pas vraiment jolie, mais ce regard de braise, cette voix, cette sensualité rauque et cette élégance de flamme ! Pas vraiment jolie, mais belle absolument. Je n’ai jamais été très porté sur le cinéma, sauf que j’ai vu pourtant quelques films et suis un fervent admirateur de trois ou quatre cinéastes comme Emir Kusturica, Hal Hartley, Atom Egoyan, Peter Greenaway, Jean-Claude Lauzon, Jim Jarmush et, bien sûr, André Delvaux qui m’a permis de découvrir des écrivains comme Johan Daisne et Hubert Lampo, outre Suzanne Lilar, et une flopée d’autres dans la mouvance du réalisme magique, au sens très large du terme, ainsi qu’une palanquée de peintres expressionnistes. Contre toute l’œuvre d’un cinéaste suisse habituellement fort prisé des intellos, je ne donnerais pas même cinq centimètres de la pellicule d’un seul film de Delvaux.

Suzanne Lilar a été féministe, au sens noble du terme. Nul ne peut se vanter de l’avoir vue brulant en place de Grève son soutien-gorge en aboyant des slogans hostiles aux hommes, ces machos. Il n’existe d’elle aucune photo la montrant échevelée, brandissant (les seins à l’air et la jupette au ras du fion) une pancarte avec dessus écrit, en rouge de sang menstruel, des balivernes du type : « Les couilles c’est nous les femmes qu’on les a ! ». Suzanne Lilar n’a été ni chienne, ni panthère, ni pute, ni soumise, ni mégère, ni ménagère. Elle a été, tout simplement, femme, au sens fort et plein du terme, sans renier en elle sa part virile, même si l’idée de virilité prête à sourire quand on la regarde, si menue, si posée, l’air d’une béguine sortie acheter farine, beurre et sucre pour ses galettes du gouter. Il ne faut point se fier aux apparences : Suzanne Lilar en avait.

Elle partage avec Simone de Beauvoir, dont elle était de sept ans l’ainée, les origines bourgeoises et le sexe. Comme le Castor, première femme en France a avoir décroché, si je me souviens bien, l’agrégation de philosophie, Suzanne Lilar a été la première femme inscrite au barreau d’Anvers. Pour le reste, tout les sépare, même ce qui à priori semble les rapprocher : le féminisme.

Suzanne Lilar, née Verbist, est une Flamande d’expression française. Gand (Gent), sa ville natale, pissait alors dans les deux langues, comme Brel le chante : les bourgeois en français, le peuple en flamand. Je n’ai jamais relevé chez elle le moindre mépris de classe, la moindre allusion blessante aux « gueux » flamands, au contraire. Elle était, tout uniment, et flamande et francophone. Est-ce de là que provient son peu de gout de l’opposition et du conflit ? C’est probable. Entre deux antagonismes, elle ne tranche pas. Elle cherche plutôt le point d’union, l’alliance, l’harmonie, ce qui fait de cette platonicienne lucide une bonne disciple d’Héraclite. « Si loin que je remonte, j’ai toujours senti que les choses basses étaient entortillées aux choses sublimes et que je ne pouvais pas plus me passer des unes que des autres », écrit-elle dans son Journal de l’analogiste. La merde et l’or, si vous voulez. Concilier les contraires, ré-unir les pôles afin de les compléter au lieu de platement les opposer, n’est pas une position intellectuelle très confortable. Je vous arrête tout de suite si vous pensez que Suzanne Lilar faisait dans le relativisme et le déni des valeurs.

Dans le combat féministe, tout oppose Suzanne Lilar à Simone de Beauvoir. Le féminisme de la seconde était un féminisme de leader syndical, un féminisme de la revanche et du défi — soit une névrose. Sans doute fallait-il à l’époque militer pour la condition des femmes. Il eût fallu ne pas en rester au social et chercher à libérer la femme non du joug masculin, mais de ses propres rets. C’est ce qu’a compris très tôt Suzanne Lilar en s’intéressant plutôt à l’essence féminine qu’à la condition féminine. La femme réellement libre qu’elle était n’a jamais estimé utile de s’en prendre à l’oppresseur masculin, au besoin inventé pour la cause. Elle n’a rien demandé aux hommes et ne leur a rien pris. Elle a simplement saisi la perche que lui tendait sa belle et fine intelligence, sans causer de tort à quiconque, sans jeter à la figure de personne son vagin garni de crocs acérés. Elle a pris ce que pas un homme ne lui interdisait de prendre, ne songeait à lui interdire de prendre.

Je ne prétends pas connaitre les femmes mieux que n’importe qui. J’en ai connues quelques-unes toutefois, généralement des femmes de peu de repos, par ce bizarre gout que j’ai des femelles. Je ne demande pas à une femme d’être ma compagne, au sens d’une chienne que je tiendrais bien en laisse, mais d’être ce qu’elle est, sans chipoter, quitte à me nuire : emmerdante, emmerdeuse ou emmerderesse, pour le dire à la manière de Brassens. J’ai ainsi vécu quelques années avec une jeune femme qui revendiquait une liberté que je lui abandonnais volontiers et qui ne savait en faire usage, attachée à moi qu’elle était, ne voulant rien faire sans moi. Nous n’avions pas toujours les mêmes gouts cinématographiques. Elle aimait le cinéma davantage que moi et s’y fût rendue trois fois par semaine, pour le cinéma, sans se soucier du film qu’elle irait voir. Et je devais l’y accompagner, moi qui ne supporte pas le cinéma pour le cinéma. Je lui disais alors : « Fort bien, vas-y donc. » Ça n’allait pas. Je devais l’accompagner, sinon je gâchais sa soirée. Et ainsi pour tout. Je devais m’intéresser aux mêmes choses qu’elle et elle s’efforçait de s’intéresser aux mêmes choses que moi, jusqu’à m’écœurer parfaitement par sa prétention à tout comprendre en deux lignes. Je lui avais parlé de Joyce et elle connaissait Joyce mieux que personne, à l’entendre. Il n’y avait pas de philosophe plus grand que Paulo Coelho selon elle, alors qu’elle n’avait pas lu le moindre philosophe, tout en ayant le gout de la philosophie, surtout la philosophie qui rassure et flatte, celle des magazines féminins. Elle n’existait à vrai dire que par mon regard et s’avérait incapable d’exister autrement. Si je lui sortais tout à trac qu’elle était laide ou belle, elle me croyait. Cynique, j’aurais fait d’elle ma chose. À cor et à cri elle revendiquait bien haut une liberté que je ne songeais nullement à lui refuser. Elle n’avait qu’à se servir. Elle ne le pouvait pas, par cette singulière complexion des esclaves d’eux-mêmes. Elle se souciait surtout de l’opinion d’autrui sur elle-même. Qu’elle fût moyennement intelligente ne l’affligeait pas pourvu que les autres la trouvassent intelligente. Elle était vide, à dire le vrai, tragiquement vide, et cela ne me faisait pas rire. Et ce vide métaphysique dont elle résonnait, dont elle n’avait que lointainement conscience, elle le portait comme un aveugle son absence de regard. Je n’avais pas bassement pitié d’elle, mais elle me touchait pour ça. J’ai pris conscience avec elle de ma force, de mon plein, de ma densité, et je n’ai jamais été tenté de m’en servir pour asservir autrui, au contraire. Si j’aime la liberté, je l’aime pour tous, y compris quand l’usage de cette liberté me contrarie. On peut n’être pas d’accord avec moi et me le dire tout net, sans précautions oratoires. À tout servile flatteur je préfère ainsi un déluré contradicteur. Le premier m’englue, quand le second me secoue, me tend, m’incite à réagir. Je ne dédaigne pas qu’on me serve à l’occasion quelque poison. J’ai de quoi le digérer, de quoi, au besoin, empoisonner en retour.

J’ai connu une autre femme, avec qui je me suis gardé de vivre, et qui était un phénomène en soi, une caricature de féministe enragée. Intellectuellement douée, elle (deux licences, l’une en droit, l’autre en psychologie), mais diablement empêtrée dans un terrible nœud de vipères venimeuses. Elle était née en Flandre et était aussi brune et brutale que sa sœur adorée était blonde et douce. Fillette, elle avait apparemment beaucoup souffert du succès de sa sœur que sa douce blondeur rendait attirante. Elle-même ne récoltait que sarcasmes, rapport à son aspect inquiétant de noiraude. Je les ai toutes deux connues adultes, et je vous assure que la brune, sans être en rien jolie ni belle, avait au physique des atouts que la blonde n’avait point à mes yeux. Elle avait le mollet velu, et je raffole de ça. Nos discussions n’étaient que disputes. Nous faisions l’amour parfois, et son corps, qu’elle cachait bien sous de longues et très colorées jupes paysannes (elle avait un côté hippie, ce qui ne me déplait pas), était en soi une merveille que je ne me lassais pas de contempler… à son grand déplaisir. Elle caressait avec une douceur étonnante, mais détestait qu’on lui rende la pareille. L’homme pour elle était un prédateur féroce et sitôt que l’un d’entre eux se trouvait en position de la troubler physiquement, autrement dit de lui faire perdre le contrôle, elle se raidissait, au sens propre, devenait cassante et expéditive. Elle demandait alors qu’on la saille vite fait, pour passer à autre chose. Elle parlait de l’amour comme d’une besogne et du sexe comme d’une violence de l’homme envers la femme. Moi qui suis doux et pas dominateur pour un sesterce, j’étais fort étonné d’être jeté dans le même sac que les brutes épaisses et pas toujours joyeuses. Se pouvait-il que je sois, moi aussi, un affreux petit mâle soucieux seulement de dégorger son trop-plein de virilité, en passant sur le corps des femmes à la manière peu poétique d’un rouleau compresseur sur de l’asphalte fraiche ? Non, bien sûr.

J’ai vite abandonné la partie, et la velue à ses lubies d’opprimée factice. Je la voyais encore de loin en loin, et je ne sais quoi dans son attitude, dans ses réflexions, m’a mis un jour la puce à l’oreille. J’étais devenu son confident, Dieu sait pourquoi. Elle me demanda ainsi si je savais qui chantait telle chanson qu’elle me fredonna. Je reconnus tout de suite une assez belle chanson de Nicole Rieu, La goutte d’eau. Nicole Rieu, qui fut populaire dans les années 75-80, est une chanteuse à la voix d’une pureté cristalline. La goutte d’eau est une chanson a capella, où la voix de la chanteuse est particulièrement mise en valeur. Eh bien, m’avoua-t-elle, cette voix était capable de la faire jouir, et d’autres voix de femmes, m’apprit-elle dans la foulée. Je compris alors que j’avais eu affaire à une lesbienne refoulée et donc frustrée. Elle reprochait ainsi aux hommes d’être ce qu’elle n’était pas et qu’elle aurait sans doute voulu être, afin de pouvoir à sa guise, sans trop se casser la tête, « se faire » des femmes. Mais femme dans ce milieu encore très masculin qu’étaient les prétoires à la fin des années 80, et avec l’éducation bourgeoise et catholique qui était la sienne, elle souffrait dans sa chair et dans son esprit — et souffrait d’une manière peu susceptible de lui assurer la sympathie, tant elle était agressive et conflictuelle dans ses rapports avec autrui, y compris les autres femmes, surtout celles qui plaisent aux hommes, par simple et naturelle jalousie. Je n’ai jamais eu le courage de la plaindre, ni de la consoler d’aucune manière. Elle était excessive, bornée comme un ayatollah, et douée d’humour autant qu’une pantoufle. Elle avait pour égérie, on s’en doute, Simone de Beauvoir, et pour modèle Lilith, l’anti-Ève biblique. Elle écrivait des articles revendicateurs dans un journal libertaire et dans quelques publications féministes. Je finis par me foutre de sa poire carrément. Je prenais un malin plaisir à lui citer avec une gourmandise fielleuse du Schopenhauer, extrait de son Essai sur les femmes, véritable condensé de misogynie. Une phrase comme : « Il est évident que la femme par nature est destinée à obéir » avait le don de la faire spontanément sortir de ses gonds, et pour prolonger le plaisir de mon forfait, j’avais le truc pour m’étonner ensuite « sincèrement » de sa réaction outrée. On me voulait macho ? Je l’étais, sans pardon.

Voilà bien ce que je reproche aux féministes dans le genre de celles qui ont fleuri dans le sillage des Beauvoir et consorts. Elles accusent les hommes de leurs maux de femmes, comme si c’était une tare d’être née femme et un privilège d’être né homme. Privilège, aux temps préhistoriques, de devoir quitter la grotte pour affronter le froid, l’eau, la peur, pour ramener au péril de sa vie de quoi nourrir la petite ou grande tribu ? Privilège, des siècles durant, de devoir chaque jour se démener pour assurer le pain, l’eau, le toit, plus quelques nécessités de première urgence comme bagues et colifichets, robes, chaussures, fourrures, chapeaux et cosmétiques dont les femmes aiment à faire provision ? Privilège, depuis toujours et pour un bout de temps encore, d’avoir à prester sous les drapeaux ignobles, de devoir exposer sans nécessité autre que patriotique sa vie aux fusils et canons ennemis lors des guerres ? Vous ne me ferez pas dire que c’est dur d’être un homme, mais je dirai que ce doit l’être de vivre en esclave d’un sexe curieusement déifié, quand le sexe prétendu fort n’a jamais rien exigé de tel. L’homme a toujours été ce qu’il est, sans psychologiser sur son sort, sans états d’âme. C’est la femme qui s’est agenouillée devant lui, dos tourné, buste penché, fesses relevées et dénudées. Si la femme a un problème, cela s’appelle l’enfant. Lorsque son ventre appelle un homme, c’est la faim qui gronde et non le désir d’enfant. C’est à la nature et non à l’homme qu’il faut reprocher ce vagin, cet utérus, cette matrice, ces mamelles nourricières.

L’obsession des féministes à la mode Beauvoir, ce n’est pas tant la femme ni même sa condition que l’homme. Ce qu’elles veulent au fond, ce n’est point tant l’égalité dans le traitement social et salarial (juste cause) que le pénis, sacralisé comme symbole du pouvoir et donc de l’oppression. Elles visent, inconsciemment peut-être, à s’emparer du sceptre phallique, et usent pour ce faire de méthodes viriles. On remarquera du reste que parmi les plus enragées des militantes féministes on trouve davantage de viragos que de jeunes filles dans le genre de celles que prisait Dante Gabriel Rossetti. Souvent, elles sont lesbiennes, sans toujours le savoir, comme l’ex-amie dont je parle plus haut. Si le mouvement féministe le plus en vogue aujourd’hui se nomme Les Chiennes de garde, ce n’est pas pour fédérer de braves dames patronnesses spécialisées dans le tricotage de caleçons molletonnés à destination des bucherons nécessiteux. Un chien de garde, c’est rarement un paisible schnauzer. Le combat de ces dames est légitime à maints égards et je me joindrais volontiers à la cause pour dénoncer, entre autres, la violence faite aux femmes — mais je goute assez peu la réduction fréquemment faite de l’homme au machisme, et d’être soupçonné, parce que je suis un homme, de considérer la femme comme un être inférieur, à la fois désirable quant au sexe et méprisable quant à l’esprit.

Je disais plus haut que ces femmes feraient mieux de s’en prendre à elles-mêmes qu’aux hommes, qui ne sont mâles que par nature et non par volonté de dominer le sexe opposé. En présence d’une femme, je n’ai pas le sentiment, loin s’en faut, de posséder le moindre pouvoir. Ce serait plutôt le contraire. La femme, demeurée dans l’ombre des hommes de nombreux siècles durant, y a fourbi des armes de séduction massive, et elle connait son pouvoir en ce domaine, sachant aussi combien les hommes sont cruellement faibles s’agissant des promesses de la chair. Ce qu’elle souhaite d’un homme, elle sait comment l’obtenir. Combien d’hommes aujourd’hui encore, sous la promesse même vague d’une fellation, iraient jusqu’à décrocher la Lune avec les dents ? Ma femme, à qui ses collègues de travail se confient volontiers, m’en racontent parfois d’ahurissantes à ce propos. Je vous assure qu’alors j’ai honte de partager avec ces minables ce sexe qui est le mien. Quelle femme, sous la promesse même d’un cunnilinctus quotidien de janvier à décembre, irait, sans pisser de rire dans sa culotte, faire ce que son homme voudrait qu’elle fasse ?

Pas besoin de parcourir des heures entières le Web pour voir que les femmes se mettent elles-mêmes en vitrine pour aguicher le mâle d’une manière qui se passe ordinairement de l’intelligence. Qui les y contraint ? Lorsque telle femme, esthéticienne, pour avoir eu comme clientes des prostituées et avoir recueilli d’elles des confidences d’ordre pécuniaire, choisit de renoncer à sa pratique pour celle, moins digne mais plus rentable, des trottoirs et autres vitrines à néons colorés, le fait-elle par soumission à quelque mâle que ce soit ? Toutes ces femmes, consentantes victimes de la mode imbécile, qui devancent le prétendu désir de certains hommes en se dénaturant (coloration, épilation, régime, implants mammaires, etc.) — à quel mâle tyrannique obéissent-elles ? Pas à moi, il s’en faut. Je suis tenté parfois, tant le nombre de ces victimes m’épouvante, pour ne rien dire de leur précocité, puisqu’on voit des gamines à peine pubères s’effrayer du moindre poil sur leurs corps et l’éradiquer sans pardon, comme si ce poil incarnait la honte d’être femme enfin — je suis tenté, disais-je, parfois, de penser que la femme est un leurre et rien autre, aussi plate, lisse et frivole qu’une image, un être de paille.

Suzanne Lilar, au rebours de ces marionnettes et des féministes amères, est de ces femmes qui font aimer la femme dans toutes ses dimensions, au-delà du trop vulgaire désir, sans l’exclure cependant, à quoi elle-même ne songe pas, bien au contraire. Il n’est que de lire La confession anonyme pour se rendre à l’évidence que Suzanne Lilar, malgré sa belle, fine et pénétrante intelligente, n’appartenait pas à la catégorie des cérébrales pures. Le corps et l’esprit, chez elle, c’est tout un. Elle est sensuelle et raffinée, d’une courtoisie et d’une noblesse inspirées peut-être de celle dont elle ne cessa jamais de s’éprendre, la béguine, poétesse et mystique Hadewijch. Elle fut, on l’a dit et même redit, féministe, sans militer jamais, sinon par ses écrits — et son militantisme n’est en rien guerrier ni revanchard.

Il serait injuste toutefois de réduire Suzanne Lilar au combat féministe — combat qu’elle livra d’ailleurs contre les féministes du genre que j’ai décrit (Le malentendu du Deuxième Sexe, 1969). Son grand thème fut l’amour. Pour en écrire sans édulcorer sa conception de l’amour, il faudrait y consacrer des pages, et ce n’est pas l’endroit. Elle avait de l’amour une haute, noble idée, et refusa toujours de le réduire à sa composante charnelle ou banalement sentimentale. Elle ne fut pas sentimentale, mais amoureuse, à une vertigineuse hauteur. Elle rejeta l’érotisme, trop axé sur le plaisir, l’enchantement, et qui fonde l’illusion, donc la séparation. Elle lui préféra l’érotique, qui relie, au sens sacré de la religion. L’érotique chez elle convertit l’amour en expérience métaphysique… Érotisme, érotique, me direz-vous, ce sont là des subtilités intellectuelles : c’est la même chose en fait. Pas vraiment. Entre l’érotisme et l’érotique, il y a la même distance qu’entre le mysticisme au sens péjoratif de sentimentalisme religieux et la mystique qui opère au sein même de la connaissance et non du désir. Pour illustrer ceci par un exemple, quoi de commun entre le mysticisme pyrénéen (pendant pseudo-religieux et baba-cool du crétinisme alpin cher à Pierre Jourde) d’une Alina Reyes mouillée soupirant après Dieu sur sa pierre à prières, et la mystique de Maître Eckhart ? Aucun. Une mouche ne peut pas être comparée à un aigle, même si tous les deux volent.

Suzanne Lilar, dans sa tentative audacieuse (car anachronique, en ces années 60 de dérèglement de tous les sens, de paillardise et de vandalisme pornographique) de relier au niveau supérieur le corps et l’esprit, repousse évidemment Sade, et même Georges Bataille qui pourtant semble tendre au même objectif, sauf que Bataille, chez qui la chair est toujours triste et crasseuse, pour parvenir à ce degré de complétude métaphysique, plonge dans l’ordure, l’avilissement et le sacrilège ses héroïnes (Histoire de l’œil, pour ne citer que ce livre). Rien n’est plus étranger à Suzanne Lilar que cette pornographie malsaine (en est-il une autre d’ailleurs ?). Les scènes d’amour dans son œuvre ne sont pas rares, mais elliptiques, et suggérées plutôt que décrites.

L’œuvre de Suzanne Lilar est complète, en ce sens qu’elle a abordé à peu près tous les genres et s’y est illustrée avec un égal bonheur, du théâtre au roman en passant par l’essai et l’autobiographie. N’ayant rien lu de son théâtre, je n’en parlerai pas. De ses essais, le plus vanté est généralement Le journal de l’analogiste, sorti en 1954, où l’auteur décrit, commente et interprète les correspondances, dans une perspective esthétique et poétique (et mystique), entre des objets naturels et certaines œuvres d’art, la plus communément rappelée par l’auteur même étant l’analogie entre un certain coquillage des mers du Sud à elle offert et le détail des plis de la robe de Sainte-Lucie dans un panneau du retable Heller, de Matthias Grünewald. Outre Le malentendu du Deuxième Sexe, signalé déjà, je mentionnerai le fort réjouissant À propos de Sartre et de l’amour, où Sartre, chantre du visqueux, n’est point ménagé. Une enfance gantoise, premier volet de son autobiographie, paru en 1976, expose à nouveau le thème récurrent chez Lilar de la dualité et de son nécessaire dépassement, par fusion harmonieuse des pôles antagonistes. Trois ans plus tard paraitra À la recherche d’une enfance.

Le style de Suzanne Lilar est d’un classicisme somptueux, sans fioritures ni préciosités d’aucune sorte. Pour s’en rendre compte sans même ouvrir un seul de ses ouvrages, il n’est que de l’écouter lisant un extrait de son Journal de l’analogiste dans le documentaire signalé plus haut. Une voix juste, une pensée claire, un esprit lucide et délié, une intelligence alerte et précise, un art maitrisé et, mine de rien, une audace certaine et des points de vue originaux. Il ne lui manque que d’être lue davantage, à quoi j’invite mon patient lecteur.

NOTES

Illustration © Nicole Hellyn/AML sans autorisation de l’auteur


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