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George R.R. Martin : "J'aime tuer mes personnages"

Fabrice Pliskin

Des catacombes de Paris jusqu'à Neuchâtel, nous avons suivi l'auteur de "Game of Thrones".

George R.R. Martin (Sipa/Rex) (Sipa/Rex) George R.R. Martin (Sipa/Rex) (Sipa/Rex)

Il est des négociations plus délicates que celles d'un pacte transatlantique. L'histoire retiendra qu'au dîner d'État entre Obama et Hollande, le 11 février dernier, à Washington, le président américain a atteint son objectif essentiel: coincer le directeur général de la chaîne HBO pour lui arracher les DVD de la saison 4 de la série «Game of Thrones», alors inédite.

Mission accomplie. Trois jours après, le commandant en chef des forces armées américaines employait son week-end dans la propriété de Sunnylands, à Rancho Mirage, Californie, à s'arsouiller d'aventures médiévales, avec dragons, zombis, bordels, eunuques, incestes. Après «l'audace d'espérer», celle du «binge watching»? Et voilà que, le 3 mai, la Maison-Blanche tweetait un photomontage officiel du président démocrate, une couronne entre les mains, assis dans le salon ovale, sur le trône de fer de la série, forgé de mille épées.

Avant de devenir la série à la mode que tout le monde pirate sur internet, «Game of Thrones» est une épopée fantasy de l'écrivain George R. R. Martin, dont le premier tome est paru en 1996. Traduit en 25 langues, vendu à 15 millions d'exemplaires dans le monde, «A Song of Ice and Fire» – en français, «le Trône de fer» – retrace la lutte entre plusieurs maisons pour la conquête de Westeros, le royaume des Sept Couronnes. Parmi ses influences, l'auteur cite «les Rois maudits». Il a même écrit une introduction pour l'édition anglaise du cycle de Maurice Druon chez Harper Collins.

Ventru et affûté, bretelles et casquette, Martin, 65 ans, ressemble à un père Noël en civil. Sa silhouette évoque le héros de sa nouvelle «l'Homme en forme de poire». Prolifique auteur de science-fiction, d'horreur et de fantasy, il est aussi le coproducteur de la série, dont il écrit un épisode par saison. Comme Obama, il collectionne les comics de Spider-Man, mais sa collection est mieux cotée, puisqu'il en possède le premier numéro. Démocrate, fils d'un docker de Bayonne (New Jersey), il habite à Santa Fe (Nouveau-Mexique), où il a racheté le cinéma Jean-Cocteau et où il exerce sa philanthropie au profit des loups du Wild Spirit Wolf Sanctuary.

Promotion oblige, nous l'avons interviewé dans les catacombes de Paris, où, ceint d'une lampe frontale sous sa casquette de marin breton, il buvait du Nestea sans modération. Puis nous l'avons accompagné en Suisse, au Festival du Film fantastique de Neuchâtel où, entre deux verres de Nestea, il suçait un Magnum aux amandes. Neuchâtel où, dans les rues, des festivaliers gothiques et des organisatrices tatouées sifflotaient la musique du générique de «Game of Thrones».

Otage de son succès, le grand feuilletoniste du «Trône de fer» polarise une impatience universelle, presque cannibale. Impatience de Washington. Impatience de son régiment d'éditeurs. Impatience de la chaîne HBO. Ces impatiences se liguent pour exiger, sinon leur livre de chair, la suite de l'histoire. Un blog, intitulé «Finis le livre, George», milite même en faveur de l'aboutissement du tome 6. «Fuck you», c'est l'appel que Martin a adressé depuis la paisible Suisse, dans une vidéo vengeresse, à ses fans les plus esclavagistes. L'auteur a même pris la liberté de joindre le doigt à la parole.

Hystériquement désireux de lire enfin le tome 6 de la saga, ces incontinents spéculent avec inquiétude sur l'espérance de vie de Martin. Ils enragent de voir l'écrivain « perdre son temps » à regarder des matchs de la National Football League, à visiter la Finlande, à collectionner des miniatures de chevaliers ou à déguster des gruyères d'alpage – au lieu de s'enfermer pour travailler jour et nuit à l'achèvement de sa somme romanesque.

En 2009, avant la sortie du tome 5, «A Dance with Dragons», Martin avait usé de la même éloquence sur son blog, en réponse à ses admirateurs les plus convulsifs: «Et est-ce que j'ai peut-être le droit d'aller pisser de temps en temps?», tandis que l'écrivain britannique Neil Gaiman volait à son secours par ce slogan indépassable et libérateur: «George R.R. Martin n'est pas votre chienne.»

Le Nouvel Observateur Vous avez donc déclaré la guerre aux lecteurs indélicats.

George R. R. Martin J'ai d'abord la chance d'avoir une majorité de lecteurs merveilleux et qui sont attentifs à mes moindres erreurs. Grâce à leur vigilance, j'ai découvert, par exemple, qu'un de mes chevaux change de sexe, entre deux tomes. C'était une jument, elle est devenue un étalon. Je crois qu'il s'agit de Danseur, le cheval de Bran.

Comment va ce tome 6 ?

Je jongle. Dans le tome 1, l'histoire est racontée à travers sept points de vue différents. Dans le tome 6, il y en a treize, je crois. En tout cas, au début du livre. Mais, à la fin, le nombre diminue.

Faut-il comprendre que vous avez encore succombé à votre sport favori: décimer vos héros ?

J'aime bien tuer mes personnages, pour tromper les attentes de mon lecteur.

Votre fantasy se nourrit d'histoire.

Je voulais écrire une version fantasy de la guerre des Deux-Roses. Je me suis inspiré aussi de la guerre de Cent Ans, des croisades, notamment celle des Albigeois. Pour la patrouille de la Garde de Nuit, je me suis souvenu des Templiers, des chevaliers hospitaliers et de l'ordre de Malte, de toutes ces fraternités martiales. Sans oublier la Légion étrangère, où les criminels et les voyous se transforment en soldats. Pour le mur qui protège Westeros des sauvageons et des «autres», j'ai pensé au mur d'Hadrien que j'ai visité en Écosse et aux peurs que le monde inconnu, au-delà de ce mur, pouvait inspirer à une conscience romaine. Il y a aussi, bien sûr, les pièces historiques de Shakespeare. Mais la fiction historique a un gros problème: le lecteur sait comment ça finit. J'ai donc imaginé un univers de fantasy. Aux États-Unis, la critique s'obstine à juger illégitime ce genre littéraire, quoiqu'il existe depuis «l'Odyssée» et l'«Épopée de Gilgamesh». Est-ce la même absurdité au pays de Jules Verne? Je voulais concilier le frisson de l'histoire et celui de la magie. J'ai longtemps hésité à inclure des dragons, avant de me laisser convaincre par une amie écrivain.

Citons J. K. Rowling, reine de la fantasy: «La fantasy a ses propres lois. Certaines choses y sont interdites. Pas de sexe près des licornes.»

Il y a des licornes dans mon prochain livre, et probablement du sexe non loin des licornes. Du sexe, il y en a pas mal dans «le Trône de fer», malgré les dragons. «Harry Potter», je ne suis pas fan. Disons que je suis un peu vieux. J'ai 65 ans. Quand j'avais 12 ans, je lisais Robert A. Heinlein, H. P. Lovecraft ou Robert E. Howard. Mon Harry Potter, c'était Conan le Barbare. Dans une œuvre de fantasy, il faut de la magie. C'est un ingrédient indispensable. Mais la magie, c'est comme le sel dans le ragoût. Trop de sel ruine le goût. Trop de magie n'a aucun sens. «Harry Potter» est un ragoût bien trop salé.

Vous êtes entré en littérature à un âge où Potter n'avait pas encore commencé à pratiquer la magie.

J'avais 9 ou 10 ans. J'écrivais des histoires de loups-garous, de vampires, de monstres, et je les vendais à des enfants de mon école pour 1 nickel [5 cents, NDLR]. Des histoires d'une page. La plus longue en faisait deux. J'ai écrit et vendu une vingtaine d'histoires. Je les écrivais à la main dans un cahier d'écolier, mais certains enfants ne savaient pas très bien lire, donc je les lisais à haute voix, moi-même, de manière dramatique. Je faisais les effets spéciaux. J'imitais le cri du loup-garou. Oooooohhhh ! Avec l'argent, j'achetais un comics ou un Milky Way. Mais un de mes meilleurs clients a commencé à avoir des cauchemars. Sa mère est venue voir la mienne, qui m'a dit: «Tu arrêtes ça. Il faut que ça cesse!» Il y avait des plaintes. Ce fut la fin du premier chapitre de ma carrière d'écrivain.

George R. R. Martin au «Festival International du Film fantastique de Neuchâtel», en Suisse. © Gerard Egger

Quelle était votre humeur en 1991, quand vous avez commencé à écrire «le Trône de fer»?

J'étais au milieu de ma période Hollywood, où j'ai travaillé de 1985 à 1995. Je m'occupais de deux séries TV: la nouvelle version de «The Twilight Zone» et «Beauty and the Beast». Je vivais dans un état de frustration constante. Mes scripts étaient toujours trop longs, trop chers. En général, on me disait: «George, c'est très bien, mais c'est cinq fois le budget. Il faut tout réécrire.» Alors je réécrivais. Je supprimais des personnages, des scènes. Une fois, un producteur de «The Twilight Zone» m'a dit que je devais choisir: soit une scène avec des chevaux, soit une scène avec Stonehenge, mais pas les deux. Je maîtrisais ce processus, mais je n'en tirais aucun plaisir. À l'origine de «Game of Thrones», il y a notamment mon désir d'écrire quelque chose de gros comme mon imagination, sans me soucier du budget, sans me demander combien de décors numériques on peut se payer, si cette grosse bataille est trop chère et s'il faut la remplacer par un simple duel entre le héros et le méchant. En 1991, quand l'été est arrivé, je n'avais plus de contrat à Hollywood. J'ai commencé à écrire un nouveau roman de science-fiction, «Avalon»...

... dont vous n'avez écrit que quarante pages.

Oui, un beau jour, un chapitre m'est venu, qui ne se rattachait en rien à «Avalon». C'est devenu le premier chapitre du «Trône de fer». C'est la scène où Bran découvre les bébés loups. Je l'ai écrite en trois jours. J'ai aussitôt abandonné «Avalon». J'avais écrit cent pages du «Trône de fer» quand mon agent m'appelle pour me dire qu'il m'a obtenu des rendez-vous avec trois chaînes de télévision, ABC, NBC et la Fox. Je m'envole pour Los Angeles. À Hollywood, je vends l'idée de la série «Doorways» et je laisse le roman de côté. Mais je ne cessais de penser à mes personnages, à Tyrion et aux autres. En 1994, pour en finir avec mes tâches hollywoodiennes, j'ai demandé à mon agent de vendre ce livre dont je n'avais écrit que les cent premières pages. Quatre éditeurs étaient intéressés. Au début, je voulais écrire une trilogie. C'était la mode, depuis Tolkien, et puis «le Seigneur des anneaux» est un de mes livres de chevet: je le relis tous les deux ou trois ans. À la sortie du troisième tome du «Trône de fer», Hollywood a commencé à s'intéresser à mon livre. Le film du «Seigneur des anneaux» avait donné des appétits de fantasy aux producteurs.

Quel succès...

L'ironie, c'est que j'ai écrit une histoire impossible à tourner. La série a quelques belles batailles, mais elle en a supprimé une demi-douzaine. Seulement, désormais, ce n'est plus à moi que les problèmes de budget donnent des insomnies, c'est à David Benioff et Dan Weiss, les créateurs de la série.

Certaines altérations vous ont-elles chagriné?

Je répondrai par une autre question. Combien d'enfants a Scarlett O'Hara dans «Autant en emporte le vent»? Dans le film, elle en a un, et trois dans le roman. Deux formes, une histoire. À chacune son dispositif. C'est très bien comme ça.

Aviez-vous un modèle pour Daenerys, la princesse exilée de la maison des Targaryens, qui devient la «khaleesi», la reine des Dothrakis?

Il y a beaucoup de princesses ou de rois exilés dans l'histoire. En Grande-Bretagne, il y a les Stuarts. Ils ont essayé pendant quatre ou cinq générations de remonter sur le trône. Mais les Stuarts, contrairement aux Targaryens, n'avaient pas de dragons. Cela fait une grosse différence. Ces reptiles volants modifient sensiblement l'équilibre des pouvoirs... Désormais la réalité s'inspire de la fiction: le zoo de Philadelphie a donné à trois chatons à pattes noires, d'une espèce rare, les noms de mes trois dragons. Vous trouvez aussi maintenant des lézards et des perroquets qui s'appellent Arya ou Khaleesi. Il y a même une vingtaine de bébés qui s'appellent Khaleesi aux États-Unis. Je reçois les photos. Si je suis toujours là dans vingt ans, des jeunes femmes viendront me voir pour me dire: «Salut, je suis Khaleesi!» Il y a aussi pas mal d'Arya, de Sansa et même quelques Daenerys, ce qui risque de leur poser des problèmes quand elles devront épeler leur nom à l'école maternelle.

Propos recuellis par Fabrice Pliskin

À lire

Le Trône de fer, par George R.R. Martin, l’Intégrale, quatre tomes, Pygmalion.
Le Trône de fer, l’Intégrale en poche, quatre tomes, J’ai Lu.
L’Oeuf de dragon, par Georges R.R. Martin, Pygmalion.
Bifrost, la revue des mondes imaginaires, n°67, spécial George R.R. Martin. 

Bio express

Écrivain de science-fiction et de fantasy, scénariste, producteur, éditeur, George Raymond Richard Martin est né en 1948 à Bayonne (New-Jersey). Il est l’auteur, entre autres, du cycle du «Trône de fer», qui a inspiré la série «Game Of Thrones», mais aussi du «Voyage de Haviland Tuf» (J’ai Lu), des «Rois des Sables» (J’ai Lu) et de «Armageddon Rag» (J’ai Lu).

Article paru dans «le Nouvel Observateur» du 24 juillet 2014.


Romans
"J'ai créé un monstre que je ne contrôle plus" La prophétie de Volodine Murakami, pourquoi ça marche? Une rentrée historique, #11 : Charlotte Salomon vue par David Foenkinos
Réactions (4)
Laurent Andrivot a posté le 11 août 2014 à 00h05

"il buvait du Nestea sans modération"
"entre deux verres de Nestea, il suçait un Magnum aux amandes"

Le placement produit est à peine supportable dans les séries TV, mais il les finance en partie. La publicité dans un article devrait le placer dans la catégorie 'publi-rédactionnel' et non pas 'journalisme'.

Gérald FRANCOIS a posté le 10 août 2014 à 09h05

(suite) portée par une logique marketing implacable (tu n'aimes pas GoT t'es con, tu comprends rien met toi à la page coco ...) qui n'a rien à envier à Harry Potter. Il lisait Lovecraft à 12 ans ? voila certainement pourquoi il n'y a rien compris et qu'il se complait dans la simplicité qui consiste à tuer ses personnages pour faire semblant d'avoir une intrigue, des rebondissements.

Malheureusement c'est des romans de gare tels que ceux la qui portent en ce moment l'image de la littérature fantastique. Quelle pitié.

Gérald FRANCOIS a posté le 10 août 2014 à 09h00

Depuis maintenant plus de 40 ans je lis, j'ai lu de très très nombreux ouvrages parfois rapidement classés dans la catégorie de l'Heroic Fantasy, le fantastique, etc... J'y ai trouvé de nombreuses sagas passionnantes et envoutantes et des nouvelles brillantes. Peu d'auteurs français, beaucoup d'anglo-saxons et d'américains, dont un grand nombre utilisent les méthodes du storytelling pour construire leurs intrigues et leurs personnages. Que dire de cette saga, traduite maladroitement en français par le Trone de Fer ? mérite-t-elle cet engouement ? certes non, parmis les plus mal écrites, les plus mal construites que j'ai jamais lu, l"oeuvre" de ce monsieur qui pour faire plus pro usurpe une partie de la signature de Tolkien (le RR pour ressembler à J.R.R. Tolkien) ne subsiste que par le voyeurisme malsain d'ados prébubères ou de geeks attardés pour des situations de sang et de sexe. Aucune histoire, Aucune poésie (même sombre), Aucune construction, Vivement qu'il termine sa saga poubelle et que l'on passe à autre chose, que d'autres auteurs largement plus méritants que lui puissent émerger et être découverts, sans que ce genre de littérature ne puisse être assimilé au trône de fer qui ne mérite même pas d'être classé en "bitlit". Personnellement j'ai pas aimé Harry Potter et je dirais que ces ouvrages m'indiffèrent mais je leur reconnais d'avoir ouvert la voie à tout un public... Le trône de fer ? simplement une icône moisie

William Ewan a posté le 9 août 2014 à 20h09

Très intéressante interview qui nous donne les clés de certains personnages de GoT de la part de l'auteur.

Non de dieu, il lisait H-P Lovecraft à 12 ans !!!

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