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Le grand entretien

Rencontre avec Philippe Muray :

"Modernité : indiscutable. Ex : mutin de Panurge"

par Olivier Bouchara et Jean-Baptiste Roques

« J’aime le pompeux escroc du présent sans réplique Lorsqu’il se félicite à longueur de rubriques Et j’aime l’asservi des chiottes médiatiques Lorsqu’il voit démenti tous ses beaux pronostics » (in "Minimum Respect"-Les belles lettres, 2003)

Que dire d’un écrivain quand il se met à tourner nos confrères en poésie ? Qu’il est perdu pour la cause journalistique ? Qu’il a rejoint le camp des réactionnaires à cravate de laine ? Qu’il prépare en douce son exil vers l’Irlande ou le Québec ? Soyons sincères : ce ne sont pas les lieux communs qui manquent pour envoyer Philippe Muray au panier à salades médiatiques. Difficile de prononcer son nom devant les guérilleros des salles de rédaction. Biographe de Céline, auteur d’un indispensable essai sur le XIXe siècle, le bonhomme est par ailleurs un dangereux sniper capable de « dézinguer » n’importe quel progressiste à carte de presse. Son crime ? Rire, depuis une bonne dizaine d’années et de bouquins, de nos errements intellectuels. De nos petites facilités. De nos aveuglements bourdieusiens ou jacklanguistes. « J’aime taper là où ça fait du bien, dit-il en allumant un cigarillo. Vous connaissez cette phrase de l’inimitable François Bayrou ? Quand on pense tous la même chose, alors c’est qu’on ne pense rien. » Entretien.

Où étiez-vous passé l’an dernier, lorsque Jacques Derrida, Étienne Balibar et des dizaines d’autres intellectuels signaient « l’appel contre la guerre à l’intelligence » lancé par Les Inrockuptibles ?

Chez moi, en train de ne pas signer cet appel ridicule. Ce qui me frappait dans cette pétition, qui était un peu la queue du mouvement des intermittents de l’été précédent, c’était d’abord sa rare sottise, ensuite son confusionnisme intéressé, et enfin cette incroyable prétention démagogique de ses initiateurs, tous « intelligents » autoproclamés, à se présenter comme des raccommodeurs providentiels du « lien social », et ainsi exiger légitimement de la puissance publique qu’elle subventionne à l’infini cette prétention. Il y a quelque révolte à voir tant de gens sans qualités et sans talents notables, et dont on cherche encore ce qu’ils ont bien pu inventer, mais qui assourdissent tout le monde de leurs clameurs d’orfraie, proclamer textuellement : « Au-delà de nos métiers, de nos savoirs, de nos pratiques, c’est au lien social qu’on s’en prend. »

Ainsi cette classe d’« intelligents » se confère-t-elle une immunité à vie dont tout le monde, au fond, est complice : l’étriller, c’est menacer nos communes raisons de vivre et la racine même de l’espoir humain. Le « lien social » qu’elle met à toutes les sauces de ses incantations lui sert en quelque sorte de mur derrière lequel elle se rend intouchable et incritiquable. Elle s’est constituée en néo-soviet de grands initiés que le « lien social » serait un jour venu visiter, au milieu d’un nuage, et qui leur aurait dit : « Allez, parlez en mon nom, et évangélisez toutes les nations. » Un tel chantage, dérisoire et honteux, se double d’une imposture inqualifiable puisque, au nom d’une supposée valeur transcendante - le « lien social » à recoudre - il s’agit tout bassement et concrètement de pognon. On chante la grande chanson de la pensée bienfaisante et menacée, mais ce ramage ne cache qu’un fromage. Comment résister au plaisir simple de dire de pareilles évidences libératrices ?

photos : Wahib
photos : Wahib

« Je ne regarde plus la télévision depuis longtemps, sauf quelquefois très tard la nuit, quand même les images et les émissions les plus détestables semblent fatiguées de leur propre nocivité. »

Vous n’avez guère brillé davantage pour soutenir dans la presse le projet de Constitution européenne...

Je n’aurais pu éventuellement briller que pour appeler à dire non à cette nouvelle foutaise. Mais je ne suis pas du genre à appeler dans les journaux à dire ceci ou cela. En revanche, durant la campagne du référendum, j’ai composé pour La Montagne quelques articles : « Le Parti du oui », « Oui-Oui au pays du oui » et « On a marché sur le oui », qui ne dissimulent pas grand-chose de ce que je pense du monde parfait, sans dualité, sans conflit comme sans contours, que proposait cette Constitution. Comme tous les phénomènes contemporains les plus significatifs, le oui se présentait là sans contradiction possible, sans opposition, sans antagoniste, sans altérité et pour ainsi dire sans sexe opposé. Le oui était un monde sans non, il était donc insupportable. Mais vous remarquerez aussi que le non, maintenant, est sans conséquence, comme s’il s’agissait d’une sorte de malentendu insubstantiel. On franchit là, il me semble, un palier nouveau. Cette fois, il ne s’agit même plus de faire revoter le peuple jusqu’à ce qu’il dise enfin oui ; on préfère l’ignorer, comme s’il n’était même plus représentatif de lui-même. La vieille question de la non-représentation des élites ou des élus est ainsi remplacée par une question plus neuve et plus insolite qui concerne la non-représentativité du peuple lui-même, lequel peut ainsi être superbement ignoré, ce qui est tout de même moins fatigant que de le dissoudre.

En septembre, certaines attaques supposées machistes à l’endroit de Ségolène Royal ont fait couler beaucoup d’encre. Regrettez-vous de ne pas avoir fait la une des gazettes lorsque vous aviez plaisanté, un an plus tôt, sur le « sourire à visage humain » de la possible candidate socialiste en 2007 ?

Oh ! si je devais regretter de ne pas faire la une, comme vous dites, chaque fois que j’écris quelque chose d’intéressant, alors je perdrais mon temps en regrets ! En fait, je me suis bien amusé en écrivant cette espèce de poème en prose sur le sourire le plus effrayant et le plus prometteur que je connaisse, en élaborant cette espèce de portrait métonymique de Ségolène Royal. Mais vous constaterez qu’en fin de compte je prédis à cette dernière un avenir bien plus large que celui qu’elle semble se proposer à elle-même aujourd’hui. Concernant un tel personnage, si moderne et qui me remplit d’un tel effroi, l’Elysée même paraît étriqué. Il faut imaginer quelque chose de plus métaphysique, de plus globalement et maternellement dominant. Quant au « machisme », je n’en ai pas vu dans l’affaire que vous évoquez, car le simple bon sens voudrait que lorsqu’une femme fait de la politique, elle soit exposée aux mêmes critiques que ses collègues masculins. Elle ne l’est pas. Ou plutôt : elle ne doit pas l’être. C’est là une conséquence d’un phénomène qui m’intéresse depuis longtemps : l’extension d’une vaste zone de non-droit - ou encore de super-droit - où des catégories de population de plus en plus nombreuses, mais toujours « minoritaires » (femmes, enfants, homosexuels, etc.), doivent être écartées de toute critique et même de toute représentation, et ainsi « échapper à la juridiction de la comédie » comme le disait Balzac - mais à propos des seuls journalistes - dans sa préface des « Illusions perdues ». Car ces derniers, écrivait-il encore, «  inspirent à la littérature une si grande crainte, que ni le Théâtre, ni l’Iambe, ni le Roman, ni le Poème comique n’ont osé les traîner au tribunal où le ridicule castigat ridendo mores ». Ce que remarquait Balzac des journalistes s’étend aujourd’hui à plus de la moitié de nos contemporains.

Cela ne vous empêche pas de vous amuser violemment de la presse dite de gauche : sous votre plume, Le Monde devient le « journal de connivence », Libération obtient le grade de « journal officiel de l’illusion au pouvoir », et Technikart est décrit comme le « journal des Pokémons polymorphes ». Pourquoi un tel traitement de défaveur ?

Je ne crois pas qu’on puisse parler de faveur ou de défaveur. C’est plus simplement là, dans cette presse que vous dites de gauche, qu’est tenu le discours le plus cohérent et aussi le plus satisfait de lui-même sur la marche de notre temps et les phénomènes qui l’accompagnent. Le problème de la véridicité de ce discours est moins important à mes yeux que celui de sa richesse, de sa densité, de sa complétude. Comme mon projet, dans « Les Exorcismes » et ailleurs, est de tirer le portrait de l’époque, c’est-à-dire de rendre celle-ci visible et audible à elle-même, je préfère le faire en allant chercher les voix qui la parlent de la manière la plus ressemblante ; et ces voix, bien entendu, sont de gauche, même si ces distinctions de gauche et de droite sont devenues absurdes ou faibles. De toute façon, il n’y a plus de droite depuis des éternités, depuis l’affaire Dreyfus et par-delà...

Que voulez-vous dire ?

La droite n’est même plus capable, comme autrefois les conservateurs, de défendre ce qui reste des anciennes valeurs patriarcales ou de la notion de dignité personnelle, noyées comme le reste, et par elle aussi bien que par les autres, dans les « eaux glacées du calcul égoïste » - pour parler comme Marx. Elle n’a même plus les armes conceptuelles minimales qui lui permettraient de repérer, dans d’infimes ou importants phénomènes comme ceux que j’ai regroupés sous le nom global de « festivocratie », des événements essentiels, chargés de sens et de mystère, et d’y voir à l’œuvre les différentes étapes d’un meurtre psychique méthodique accompli au nom du Moderne le plus implacable. Elle n’y voit, au mieux, que des divertissements plus ou moins réussis. Et elle finit en toute inconscience par les adopter avec enthousiasme quoique avec retard. Ce qui fait qu’elle couvre d’éloges la Nuit blanche ou Paris-Plage, quand même Libération commence à s’en détourner comme de quelque chose qui serait devenu trop plouc.

Dans ces conditions, vous comprendrez que je préfère, concernant mon étude générale de la destruction moderne, prendre mes références dans l’original plutôt que dans ses doubles. Le discours de gauche, qui rassasie quotidiennement une immense population où, pour m’exprimer comme un sociologue, se retrouvent pêle-mêle classes moyennes et supérieures, électorat jeune, néo-bourgeois, artiste, secteur associatif, etc., c’est-à-dire 90 % de la population, est un discours sans alternative. Concernant l’éloge du Moderne tel qu’il avance, un autre monde n’est pas possible que le sien. C’est donc à mes yeux un ennemi aussi consistant que dominant et, comme tel, le seul auquel il soit intéressant de s’affronter.

J’ajoute que si je me base sur la presse, c’est que je ne regarde plus la télévision depuis longtemps, je n’y arrive franchement plus, sauf quelquefois très tard dans la nuit, aux heures de très petite écoute, quand même les images et les émissions les plus détestables semblent fatiguées de leur propre nocivité ; mais alors elles ne sont plus, non plus, représentatives de rien, elles n’ont même plus le courage, comme le reste du temps, d’incarner l’illusion du Mal absolu...

A quand remonte, selon vous, ce basculement qui a vu triompher sur la scène médiatique ceux que vous appelez les « mutins de Panurge » ?

Sans doute du milieu des années 80, quand Mitterrand et ses sbires ont sorti de leur manche SOS Racisme. Je me souviens d’avoir assisté au premier concert de SOS Racisme, je crois que c’était en 1985, sur la place de la Concorde. Je sentais bien que quelque chose d’important se produisait alors, et pas du tout dans le sens où la chose était unanimement chantée. C’est d’ailleurs pour cette raison que je m’étais déplacé. Là aussi, là déjà, il s’agissait d’un oui conçu comme un monde sans non : car il n’y a pas d’antagonisme à l’antiracisme. Qui serait assez écœurant pour se dire raciste ? Même Le Pen tergiverse à ce sujet. La montée en extase, collective et sociale, de l’antiracisme est probablement, en France, le premier phénomène de cette longue série d’événements modernes, donc sans alternative, sans opposition avouable et même viable, sans contraire, et pour ainsi dire sans ombre, dont il convient de prendre la mesure non pas pour en faire l’histoire mais pour les pousser plus loin, les démesurer afin, encore une fois, de les faire voir. C’est quand s’élabore une « lutte » où le combattant héroïque de la Juste Cause représente 90 % de la population, et où l’adversaire abject se tait et se terre, qu’apparaît dans sa gloire comique et épique cette figure essentielle et totalement inédite de la modernité qu’est le mutin de Panurge.

« Villepin m’a diverti il y a deux ans avec son incroyable "Eloge des voleurs de feu", qui ressemblait à du Lautréamont réécrit en vrac par un autiste sous coke. »

A quoi ressemble-t-il aujourd’hui, votre rebelle de confort ?

C’est Pyrgopolinice, le miles gloriosus de Plaute (le « soldat fanfaron »), mais revu et corrigé par la débâcle moderne. C’est lui qui, partout, sur la scène de l’époque, porte éloquemment et interminablement le deuil du monde tel qu’il devrait être. C’est le Travailleur éminent du deuil. C’est un personnage essentiel. Il appartient au monde du Deuil comme les aliments surgelés appartiennent à la chaîne du froid. C’est lui aujourd’hui qui se roule par terre et fait pipi sur les planches d’Avignon au nom de l’art qui doit toujours avancer en dérangeant et déranger en avançant ; c’est lui qui organise des « championnats du monde de pose de préservatif » - oui, oui, ça existe, dans le cadre du festival Rock en Seine et au nom du combat iconoclaste contre le sida ; c’est lui qui viole les principes élémentaires de la République en imposant la prétendue « parité », les quotas par sexe ou la discrimination dite positive ; c’est lui qui étrangle dans l’indifférence générale, et malgré l’avis négatif de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la liberté de parole en obtenant le vote d’une loi inouïe contre les propos « sexistes » et « homophobes » - je suis obligé, pardonnez-moi, de prononcer ces mots entre guillemets. C’est enfin lui qui invente ce magnifique slogan oxymorique que je viens tout juste de découvrir et qui annonce une grande soirée de mobilisation contre les discriminations au Zénith : « Tous égaux, tous en scène ! » On n’en finirait pas, je n’en finis pas de conter ses exploits.

Comment étudiez-vous les médias ?

Oh ! de la manière la moins méthodique qui soit, vous savez, au hasard des jours et des événements, comme cela vient ! Je lis assez régulièrement Libération, Le Parisien, Le Figaro et Le Monde, ainsi que quelques hebdos, mais je n’ai rien d’un spécialiste de la presse, et je ne suis surtout pas un décrypteur ou un décodeur professionnel des médias. J’avoue d’ailleurs qu’il y a des publications que je ne consulte pas assez souvent, Télérama par exemple, qui pourtant résume de façon assez éclatante toutes les horreurs du Moderne à sa proie attaché. Je reconnais également une lacune dans le vaste domaine des journaux féminins surgelés, qui ont aussi leur intérêt. Mais enfin, je ne me sens pas obligé de faire un travail « savant » ni de prétendre à je ne sais quelle exhaustivité. Tout cela tient beaucoup plus de la flânerie au milieu des choses lues. Je pars du principe que l’époque, toute l’époque, et son humanité en bouleversement, sont littéralement et quotidiennement parlées ou traduites - et bien sûr emphatisées quand il s’agit de « bons » événements, d’événements modernes - par l’ensemble du texte médiatique, ce vaste et infatigable racontar que l’on peut prendre comme une sorte de chant épique se déroulant à l’infini et narrant les mille et une merveilles du présent qui va de l’avant. C’est ce grand rouleau de texte plus ou moins indifférencié qui m’intéresse, beaucoup plus que ce que raconte tel ou tel médiatique précis. Il me semble que l’on peut non seulement en tirer une pensée, ce qui est bien le minimum requis, mais aussi exagérer dans les meilleurs des cas ce qui est exposé, et alors déboucher, si on a un peu de chance, sur une forme de fiction.

Par exemple ?

Prenez « Mallette dans la civilisation », un des textes de « Moderne contre Moderne ». C’est un article qui se présente d’abord, « à la Swift », comme une dénonciation du rire en tant que fléau social, facteur d’exclusion et source d’une respectophobie qu’il convient d’éradiquer. J’imagine ensuite que différentes associations de militants anti-rire viennent de créer des mallettes pédagogiques destinées à circuler dans les lycées et collèges et à faire passer le goût du rire aux jeunes générations. Je décris ces mallettes en détail, avec leur contenu, et le plus sérieusement du monde. C’est une farce, bien sûr, mais cette farce a une base réelle : elle provient de la lecture que j’avais faite de plusieurs articles concernant des mallettes pédagogiques anti-homophobie. J’ai voulu en savoir plus à propos de ces mallettes et je me suis un peu documenté sur Internet. Mais ce qui est intéressant à mes yeux c’est de dépasser tout cela, de passer au-delà d’une réalité déjà assez burlesque par elle-même (mais pas assez car elle se présente comme la vérité objective, et moralement bonne, de l’époque) pour inventer une fiction encore supérieure, encore plus morale et encore plus comique. Le plus curieux, dans cet exemple précis, c’est que je n’ai jamais rencontré personne ayant lu les articles en question sur ces fameuses mallettes, articles pourtant publiés dans deux ou trois quotidiens à grand tirage et qui m’avaient servi de base ; ce qui fait que les gens croyaient, quand ils lisaient « Mallette dans la civilisation », que j’avais inventé de toutes pièces les mallettes pédagogiques anti-rire alors que je n’avais fait qu’aller un peu au-delà d’une réalité moderne pour en faire saillir le comique...

N’avez-vous pas le sentiment de rire parfois un poil trop fort ? On vous a notamment reproché vos commentaires au sujet de Florence Aubenas...

C’est d’autant plus curieux que je n’ai justement pas parlé de Florence Aubenas, sauf pour exprimer à quel point j’avais été séduit, en la découvrant à la télévision le soir de sa libération, et frappé par sa grâce. Je n’ai fait, dans l’article de Marianne auquel vous faites allusion, que poser la question : que soutiennent, au juste, les comités de soutien ? J’ai répondu qu’ils soutiennent l’époque dans ce qu’elle a de pire, et qu’ils se célèbrent à travers celle-ci, bien davantage qu’ils ne se mobilisent en faveur d’un otage. Mon texte provient de l’accumulation de six mois de notes à ce sujet, sur toutes les activités ludiques, musicales et festives organisées « pour Florence et Hussein » mais qui étaient d’abord des autocélébrations. Je conçois que ma façon de les considérer ait déplu aux comités de soutien et qu’ils aient décidé qu’en les regardant froidement, eux, c’était à Florence Aubenas que l’on s’attaquait, ce qui n’était évidemment pas le cas ; mais il était dans la logique des choses, étant donné leur brillant travail de mouches du coche pendant six mois, qu’ils se persuadent de cela.

Quelles sont vos cibles préférées ?

Comme médias ? Tous ceux qui expriment avec le plus d’éloquence le conformisme rebelle de l’homme moyen contemporain ; avec une affection spéciale pour Libération et aussi pour Le Journal du dimanche, ainsi que pour leurs éditorialistes attitrés, les Gérard Dupuy ou Gilles Delafon qui n’arrêtent pas de noyer la fin de l’Histoire dans l’eau tiède de la morale démocratique.

Vous disposez toutefois de vos entrées chez certains de nos confrères. N’étiez-vous pas en couverture du Lire de la rentrée consacré à Houellebecq ?

Oui. Avec Onfray (rires). Vous me permettrez de ne pas m’attarder sur la qualité d’un tel voisinage...

Un Houellebecq dont vous semblez très proche, comme en témoigne son article de janvier 2003 dans Le Figaro , où l’auteur de « Plateforme » ne cachait pas son admiration pour vos « formules brillantes et définitives »...

Si j’ai bonne mémoire, il me semble que son texte était plus ambigu que cela puisqu’il repérait dans l’air du temps, sans doute à juste titre d’ailleurs, l’apparition de phénomènes qui n’entraient pas pour ainsi dire dans ma « théorie » et qu’il appelait assez drôlement des phénomènes Muray-ambivalents. C’était aussi un article humoristique qui m’a intrigué, surpris, qui m’a fait plaisir également, comme un geste d’amitié lui-même ambivalent, une amorce peut-être de dialogue. Mais en fait nous nous sommes très peu revus depuis. Une fois, je crois. Puis, l’hiver dernier, il m’a appelé à deux reprises, d’une voix nettement crépusculaire et de très loin m’a-t-il semblé, en me laissant un numéro de portable. Je ne sais pas ce qu’il voulait, car en le rappelant je suis tombé sur un répondeur espagnol incompréhensible pour moi. Mais tout cela est anecdotique, et je ne crois pas qu’il accorde à l’amitié entre hommes plus d’importance que moi.

Pas d’amitié peut-être, mais une complicité intellectuelle. C’est en tout cas ce qu’a cru déceler Daniel Lindenberg en 2002, lorsqu’il vous a catalogués dans ses « nouveaux réactionnaires »...

Sauf que cela ne suffit pas à constituer un club. Avec ce genre d’attaque, il s’agit de savoir si on est disposé ou non à se définir à partir de la définition de l’adversaire, à se constituer en groupe cohérent par rapport à lui ou à passer outre. J’étais partisan de passer outre, parce que je ne voyais pas la nécessité de me laisser définir par cet individu, et c’est fort heureusement ce qui a été décidé quand, un mois ou deux après la sortie du livre de Lindenberg, quelques supposés « nouveaux réactionnaires », qui d’ailleurs parfois ne s’étaient jamais rencontrés auparavant, se sont réunis dans un bistrot pour réfléchir à ce qu’il convenait de donner comme suite à cette affaire. Il n’y a pas eu de suite.

« L’insupportable voix de Jack Lang mimant la passion alors qu’elle ne débite que du pathos, voilà la musique, le son même de l’époque. »

Vous ne refonderez donc pas L’Idiot international, auquel vous avez régulièrement collaboré. Quel souvenir en gardez-vous ?

Le souvenir d’un organisme vivant, capable du meilleur comme du pire, du plus sordide comme du plus talentueux. Il y avait une grande liberté et une grande violence, dans L’Idiot, qui ne se retrouveront sans doute jamais. La campagne contre Le Monde dit « des livres » et contre Savigneau, pour ne prendre que cet exemple, a été typique de ce que Hallier pouvait faire de mieux et de plus suicidaire, avec des outrances telles, pour finir, qu’elles se sont retournées contre lui et le journal. Cela dit, je n’y ai collaboré qu’à partir de 1992, bien après la grande crise consécutive à la guerre du Golfe, et j’y suis resté jusqu’au dernier numéro, début 1994. J’y ai fait ce que je ne referai plus pour tout l’or du monde : une « chronique télé », ce genre si bizarre, si ingrat, qui n’a rien à voir avec les autres formes de critique puisqu’on y parle toujours d’une émission qui est déjà passée, finie, disparue, qui ne repassera plus jamais (sauf recyclage éventuel) ; alors que si vous lisez une critique de livre, par exemple, vous pouvez toujours aller acheter le livre - à condition qu’il n’ait pas déjà disparu des rayons - après avoir lu sa critique. A la limite, faire une « chronique télé », c’est écrire sur quelque chose que personne, peut-être, n’a vu ni ne verra. C’est en tout cas écrire sur quelque chose qui n’existe plus. D’ailleurs, vous remarquerez qu’il n’y a plus de chroniqueurs de télévision. Ceux qui restent, comme dans Libération, retranscrivent littéralement des bribes d’émissions sans donner le moindre avis, sans émettre le moindre jugement, comme s’ils étaient eux-mêmes devenus de purs et simples magnétoscopes en train de tourner au hasard et sans fin dans des appartements vides. Maintenant, si j’ai tenu à écrire dans L’Idiot jusqu’au dernier numéro, alors que j’avais de plus en plus envie de m’en aller, c’est que durant l’été 1993 s’est déclenchée l’affaire dite des « rouges-bruns » avec une grande campagne d’appel à la « vigilance » menée par Derrida, Bourdieu, etc., dont la frénésie vertueuse et imbécile m’a convaincu de continuer. Détesté et dénoncé à ce point, L’Idiot ne pouvait pas être tout à fait mauvais...

L’Idiot ne défendait aucun candidat aux élections. Que vous inspire le traitement médiatique de cette campagne présidentielle avant l’heure ?

Pas grand-chose pour le moment. Villepin m’avait diverti il y a deux ans avec son incroyable « Eloge des voleurs de feu » qui ressemblait à du Lautréamont réécrit en vrac par un autiste sous coke. Maintenant qu’il a remplacé René Char par le char de l’Etat, il m’amuse moins. Sarkozy, comme toutes les créatures aimées des médiatiques, semble avoir son destin tout tracé, celui des Rocard, Balladur, Barre ou Michel Jobert, qui tous, en leur temps, ont servi de structures gonflables - et dégonflables - aux médias. Peut-être faudrait-il (mais la vie est courte) que je lise le dernier livre du terrifique Jack Lang dont le titre à lui seul est une merveille : « Changer ». Changer quoi ? Le PS, je ne sais pas si vous vous en souvenez, voulait changer la vie, ce qui signifiait qu’il existait encore un objet, même vague, attaché à cette idée de changement. Avec ce merveilleux « Changer tout court », on est dans l’intransivité absolue, marque indubitable de notre temps, et dans la disparition de tout complément d’objet, dans la mort même de l’idée de changement devenue fonction inutile, célibataire, non-conflictuelle, degré zéro du changement remplacé par son pathos. L’insupportable voix de Jack Lang mimant la passion alors qu’elle ne débite que du pathos, voilà la musique, le son même de l’époque.

Avant d’être publiée, cette interview a été « relue et amendée ». Que pensez-vous de cette mention ?

Qu’il vaut mieux faire de la prose en le sachant que de la parole sans le savoir. La parole retranscrite telle quelle rend malheureux un écrivain. « Relue et amendée », elle se soumet à la littérature. La volonté de la littérature, c’est toujours de triompher de la parole. On écrit parce qu’on ne sait pas parler. Il y a tant de gens qui savent parler ! Et même tant de prétendus écrivains !

Le texte de cet entretien a été relu et amendé par Philippe Muray.


 
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