L'Inconnue de Hong-Kong - Dalida, Serge Gainsbourg
Accueil > Culture | Par Arnaud Viviant | 7 novembre 2008

Gainsbourg, anar majeur

Sa légende à l’odeur de soufre habite encore les ondes et les écrits. Voilà un livre et une expo qui mettent en scène Gainsbourg et son univers. Comment cet anar de droite réussit-il à dynamiter les codes de l’époque ? Portrait du dandy.

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Un spectre hante la France  : le spectre de Serge Gainsbourg. Dix-sept ans après sa mort, on le voit encore ici et là : à la télé, dans les livres, maintenant en expo, bientôt (2010) au cinéma. Et puis, il passe encore beaucoup à la radio. Oui, cet agitateur depuis 1958, depuis « Le Poinçonneur des Lilas » : espèce d’hymne zazou de la classe ouvrière, quelque chose comme un « trouer plus pour gagner plus » : nous agite encore. C’est dire s’il nous manque, que sa liberté : cette liberté sur lyrics : nous a peu ou prou abandonnés. Le rideau est lourdement tombé sur nous autres. Cali ne fait que l’affaire de Ségolène. Et Biolay, lui non plus...

Dieu sait pourtant s’il n’était pas communiste, Serge Gainsbourg. Il ne perdra jamais de vue que son père avait fui la révolution bolchevique. En 1984, un an après que Mitterrand a largué le cadavre du socialisme dans un virage à 180°, celui de la rigueur, Gainsbourg brûle un billet de 500 francs dans une émission de télé restée célèbre, pour expliquer qu’il est taxé à 74 %. Le bouclier fiscal n’existait pas alors, même si, contrairement à tant d’autres stars (Delon, Aznavour), Gainsbourg ne s’évadera jamais fiscalement en s’installant à l’étranger. C’est un Français qui entend le demeurer. C’est même, du fait de ses origines slaves, dans le faux paradoxe de l’assimilation, un plus que Français. Mais là, il est furax contre les socialistes. Dans cette même émission, il déclare, un rien démago : « J’aimerais que les pauvres aient tous des Rolls et moi j’ai vendu la mienne. Voilà le travail socialiste. » Et puis surtout, il balance cette parabole du plus parfait mauvais goût : « En mai 1981, je me trouvais rue Saint-Denis. Et je vois une supernana qui faisait le trottoir. « Hey, Gainsbourg, tu montes »... « Toi tu connais mon nom, mais je ne connais pas le tien »... « Moi, je m’appelle socialisme ! » Elle est superbe, maquillée un peu outrageusement. Je lui dis : « Oui, mais combien tu veux »... « Tu paieras après. » On monte, elle se déloque et en fait, c’est un immonde travelo. Elle se tourne et me dit : « Tiens, prends-moi par le communisme ! » Bien, c’était une parabole. Ceci dit on va tellement dans le foutoir que bientôt, c’est plus du café qu’on va boire, c’est de l’eau chaude. »

AU BOUT DE LA MODERNITE

Dali avait dit : « Picasso est espagnol, moi aussi. Picasso est peintre, moi aussi. Picasso est communiste, moi non plus. » Et Gainsbourg, itou. Au contraire, ce dernier aimait l’ordre, la hiérarchie, les flics, les militaires. Fétichiste, collectionneur, il était comme tous les fétichistes et collectionneurs : à savoir, conservateur. Du passé, il faisait plutôt table basse, dans son hôtel particulier de la rue de Verneuil où s’empilaient ses souvenirs. Certes, sur la question de l’ordre, il était sans doute un brin dérangé : chez lui, tout avait l’air en vrac mais en réalité posé dans un rapport millimétré, maniaque, inamovible dans l’espace. En fait, tout en lui, et ses déclarations, signale ce qu’on appelait à l’époque un anar de droite. D’où sans doute la rivalité de trente ans avec son collègue Léo Ferré, anar de gauche. A eux deux, dans les années 1970, ils vont en tout cas se partager l’extrême pointe de la modernité de la chanson française. L’un dira le signifié (Ferré), l’autre le signifiant (Gainsbourg). Car les anars de droite ont ceci de sympathique qu’ils ne sont jamais vraiment sérieux, d’un point de vue politique.

La politique n’intéressait pas beaucoup Gainsbourg. Mai-68, il a suivi ça à la télé, dans une chambre de l’hôtel Ritz, parce qu’il y avait l’air climatisé, expliquera-t-il. A l’époque, il vient juste de rencontrer Jane Birkin qui, devant la tournure prise par les événements, rentre en Angleterre. « La révolution, dira-t-il, c’est bleu de chauffe et rouge de honte. » En 1974, il appelle à voter Giscard avant de se rattraper aux branches et d’affirmer qu’il s’agissait d’un geste purement dadaïste... A dada sur Raymond (gains) Barre... Gainsbourg sentait que son public devait voter plutôt à gauche. En revanche, il sera d’un antiracisme constant durant les années 1980 qui voient la montée du Front National en France. Alors qu’il est l’invité de la plus populaire des émissions télévisées de cette décennie, « Le Jeu de la vérité », animée par Patrick Sabatier, il raconte devant des millions de téléspectateurs la blague suivante : « Un immigré va voir Chirac (alors maire de Paris) et lui demande : « Combien tu me donnes pour que je m’en aille » Chirac lui répond : 5000 francs. Alors l’immigré va voir Pasqua (alors ministre de l’Intérieur), lui pose la même question, et Pasqua : 50 000 francs. Alors l’immigré va voir Le Pen, lui demande ce qu’il donnerait pour qu’il s’en aille, et Le Pen lui répond : cinq minutes. » Gainsbourg racontait que le lendemain de cette émission, il était dans une boîte des Champs-Elysées quand une jeune fille blonde vint le voir pour lui dire que son père s’était tordu de rire devant sa télé en entendant sa blague. Cette jeune fille, c’était Marine Le Pen, et Gainsbourg ajoutait qu’ils avaient fait ensuite la bringue toute la nuit.

LE TRAVAIL ET LA VALEUR

Nous n’avons donc rien à voir politiquement avec ce Gainsbourg-là, et pourtant, dans ce recoin-ci de l’histoire, si. Sauf, en effet, à vouloir faire de l’esthétique une catégorie étrangère à la politique, voire pire, une catégorie transpolitique... Sauf à vouloir l’emmurer sous un tombereau de compliments sans intérêt, et passables comme tout compliment figé dans sa gelée, nous devons convenir que Gainsbourg s’est attaqué dans son œuvre à deux tabous : à moins que ce ne fût encore des totems : qui nous importent peu : le travail et la valeur. Même si les deux sont évidemment liés, commençons par le deuxième : la valeur. Comment, se demanderont certains, un même artiste est-il capable du meilleur (disons « Je t’aime moi non plus » ou « Je suis venu te dire que je m’en vais ») et du pire (disons « Sea, Sex And Sun » ou « L’Ami Caouette ») ? Les mauvaises langues et surtout ceux qui aimeraient que s’appliquent sans fin, ni fond véritable, les vestiges vertigineux du beau kantien, diront que c’est que Gainsbourg, dans certains cas, n’a pas assez travaillé, qu’il s’est plié à de quelconques facilités. Mais toutes les déclarations du principal intéressé sont assez claires sur ce point : ce que Gainsbourg a fait n’a, selon lui, aucune valeur : ou presque. Et soyons bien certains qu’au fond, nous en convenons nous aussi. On ne va surtout pas comparer Gainsbourg aux « grands » « artistes » de notre temps... Avec lui, quand même, toujours, fort heureusement, les pincettes restent de mise.

Dans cet art mineur qu’est la chanson, cet art cinétique qui ne semble répondre qu’aux mouvements de l’instant, ce n’est pas la valeur qui compte, en effet, mais l’impact. Mais à l’époque de Gainsbourg : ces Trente Glorieuses où l’on rigolait : on ne calcule pas encore l’impact en fonction d’une cible marketing. Comme disait Picasso, en ce temps-là, on ne cherche pas : on trouve. Ou pas. En son nom propre, Gainsbourg n’a pas eu de succès avant la déflagration de La Marseillaise en reggae (1978), cet hymne prématuré, futuriste, pour la France black-blanc-beur de 1998 ou pour cette République scandée plutôt qu’on attend encore, assis sur le même banc de touche que François Bayrou, misère, pff...

Qu’est-ce qui a de la valeur ? On aura peut-être compris que l’actuelle crise : dite financière : pose cette question avec une acuité toute nouvelle, laquelle n’a rien d’économique en soi, mais est totalement philosophique. Pourtant, la crise artistique l’avait déjà posée bien avant, avec, successivement, dans le XXe siècle, Dada, puis le Surréalisme, le Situationnisme, le Punk, et donc, par chez nous, exclusivement, dans ce qui semble toujours un dandysme de trois jours comme on le dirait d’une barbe, Serge Gainsbourg. De là, à notre avis, l’actualité immédiate de notre homme : avec ce qu’il appelait son aquoibonisme, il nous démontre présentement, plus vivant que mort, qu’un monde enfin se termine dans un grand éclat de rire morose.

Arnaud Viviant

le livre
Gainsbourg vu par Arnaud Viviant , éd. Hugo et Compagnie, septembre 2008, 25 euros.

l’expo
Gainsbourg 2008 jusqu’au 1er mars 2009, du mardi au jeudi de 12 h à 18 h, vendredi et samedi jusqu’à 22 h, le dimanche de 10 h à 18 h. Cité de la Musique, 221 avenue Jean-Jaurès 75019 Paris, métro Porte de Pantin. www.cite-musique.fr

Paru dans Regards n°56, novembre 2008

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