Voici un texte de travail au sujet du mouvement en cours.
En page 2, nous avons mis le texte “Une séquence particulière” dont il est question dans cette note.
En page 3, des extraits pertinents ici de “Mr Le pen et la disparition de l’identité ouvrière“
Les commentaires, ajouts, apports divers sont les bienvenus!!
LA FRANCE QUI ROULE DES CLOPES ET FUME AU DIESEL
(Elle fait aussi griller des merguez et apprécie « le jaune », pas seulement en gilet)
Ce n’est pas que le mouvement dit des « gilets jaunes » n’apporte rien de nouveau, mais si on relit Une séquence particulière (TC 25), la grille d’analyse possible du mouvement dit des « gilets jaunes » est déjà en quasi totalité présente : le passage de la crise du rapport salarial à celle de la société salariale ; la délégitimation de l’Etat responsable de l’injustice (que renforce la fiscalité) ; le peuple et le populisme (dont il faudrait redonner la définition, voir texte Le Pen, TC 18 et livre sur l’Iran) ; le local, les élites, les riches et les pauvres, le peuple avec sa culture et sa « common décency ». Certains paragraphes de ce texte sont même quasiment « prémonitoires » (Le territoire et le local, TC 25, pp.42 – 43 et la synthèse p.50). C’est bien sûr de la nature même de la crise qu’il faudrait partir : identité crise de suraccumulation et crise de sous-consommation, le rapport salarial : TC 25, p.38 et ailleurs.
L’interclassisme découle évidemment de ces prémisses (passage du salaire comme rapport de production au salaire comme rapport de distribution ; l’injustice sociale via le fisc dont le responsable est l’Etat), mais nous devons observer que notre approche habituelle des classes moyennes (je préférerais le singulier voir texte dans TC 25, p.84) dites « nouvelles » ne colle pas vraiment avec le mouvement actuel dans lequel on voit plutôt des commerçants, des artisans, des patrons routiers, des membres des professions libérales « inférieures ». (suite page 2)
Le petit patronat représente idéalement cette réconciliation du travail respectable et du capital mérité, s’épanouissant dans le cadre de la nation, sociale et familiale. Malheureusement, si c’est un idéal c’est que c’est aussi une réalité. La moitié des ouvriers travaillent dans le cadre d’une petite, voire d’une toute petite entreprise, on pourrait dire que ce n’est pas le nombre qui compte mais la place dans la composition de la classe ouvrière par rapport aux dynamiques capitalistes en cours, or, de ce point de vue, force est de constater que cet éclatement n’est pas archaïque. Comme leur patron, ces ouvriers sont souvent soumis à la pression directe de la clientèle qu’elle soit privée ou celle d’entreprises plus importantes, celui qui apparaît comme aggravant les conditions de travail, forçant à tenir les salaires, c’est tout autant le patron que le client impérieux. A de nombreux égards, le « point de vue ouvrier » fait souvent corps avec celui du patron : ils dénoncent avec lui, les délocalisations, la mondialisation de la concurrence, l’envolée des revenus « indus » du capital financier, la pression des banques et finalement le poids des charges sociales et des règlements. Non seulement le petit patron formalise le mouvement populiste, mais encore les petits patrons sont spécifiquement mis en mouvement en tant que catégorie sociale dont le pouvoir économique et politique est attaqué. Les conditions actuelles de la crise retravaillent la tradition de l’extrême droite (travail, famille, patrie, racisme) pour produire les thèmes du populisme : justice économique, communauté nationale, respectabilité du travail, république et souveraineté rendue au peuple. Le populisme du travail respectable et du capital mérité doit se prouver comme la représentation en acte de la « communauté du peuple », et cela en produisant le peuple contre l’ « impopulaire », le « non-citoyen » : la finance, les élites politiques de la démocratie représentative, les bobos des centre villes et les grands capitaines d’industrie d’un côté ; les « profiteurs du Welfare », les « assistés », dont les immigrés et leurs descendants sont d’autant plus le paradigme qu’ils apparaissent comme liés à la mondialisation.
Le rapprochement avec le poujadisme des années 1950 est cependant un fantasme. Le poujadisme était clairement organisé autour de ces professions, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, leur poids social était incomparable avec ce qu’il est actuellement. Tout le contexte social, économique et politique était différent. La référence au poujadisme n’est là que pour éviter toute question gênante sur l’interclassisme et pour justifier un jugement a priori.
Pour éviter tout normativisme, il faut éviter de juger le mouvement sur ce qu’il ne fait pas ou « mal ». C’est en dégageant les dynamiques à l’œuvre, en montrant ce que nous dit un mouvement de là où nous en sommes dans la crise qu’on le juge et qu’on se positionne, non à partir d’une idée toujours déjà là de la révolution et de la bonne lutte de classe. Prenons garde, nous serons jugés comme nous avons jugé (Matthieu 7 : 2).
C’est un mouvement qui se réclame du travail, le vrai, celui qui assure la dignité face aux têtes d’œuf et autres parasites qui dirigent l’Etat. Le mouvement ne cherche pas à « bloquer le travail » ni « l’économie » et quand cela arrive, les gilets jaunes s’en excusent. Ce n’est pas leur but, juste un moyen, l’économie n’est pas leur ennemi. On ne peut pas reprocher aux gilets jaunes de ne pas faire (ou inversement les féliciter de faire) ce qu’ils n’ont pas l’intention de faire (c’est un peu à quoi se résume les quelques textes ou notes en circulation). Ce qui n’empêche pas que centres commerciaux, grandes entreprises de transport, ronds points stratégiques sont bel et bien sérieusement perturbés (les tentatives autour des raffineries et dépôts pétroliers paraissent velléitaires et ne pas fonctionner).
Le problème que rencontre la critique de l’interclassisme est souvent de croire que les classes en présence forment simplement une somme, qu’elles s’additionnent tout en demeurant des éléments discrets bien définis et délimités en eux-mêmes, que finalement l’interclassisme ne les affecte pas, que l’action n’existe pas. C’est bien à partir de ses intérêts propres que chaque composante se retrouve dans le mouvement, mais l’interclassisme est alors pour chacun de façon interne, le cours de son action propre. L’interclassisme n’est pas une addition mais la résultante de ces intérêts propres intérieurement affectés par leur coexistence, se fondant dans une revendication commune. Il ne suffit pas de constater l’interclassisme et d’en faire une condamnation sans appel, il faut dire chaque fois spécifiquement les conditions de son existence, non seulement par exigence intellectuelle mais avant tout pour se positionner dans son appréhension.
Dans le cas présent, la revendication commune porte sur le niveau de vie et plus précisément, à l’intérieur de ce qui l’affecte, l’ensemble des dépenses contraintes et parmi elles, celle que tout le monde désigne comme « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » : l’augmentation du prix des carburants (principalement le gazole). La question est celle du niveau de vie, des revenus. Mais cette question ne demeure pas une question économique, elle devient immédiatement politique. Les taxes, les impôts, c’est l’Etat. C’est dans cette immédiate mutation de l’économie en politique que l’interclassisme trouve sa forme qui le définit et le conforte. La résultante n’est jamais socialement neutre mais consacre dans l’interclassisme, l’hégémonie d’une de ses composantes : les artisans et petits patrons qui fédèrent le « peuple ».
Pour plagier Marx dans les Gloses sur le roi de Prusse et la réforme sociale : c’est « une révolte économique à âme politique ». Et l’on retrouve ici la question de la légitimité de l’Etat. L’ « âme politique » d’une révolte économique consiste dans la tendance des classes sans influence politique de mettre fin à leur isolement de l’Etat et du pouvoir. Mettre fin à cet isolement, c’est promouvoir le peuple et proclamer celui-ci comme étant immédiatement l’Etat. Le populisme, à peu de choses près, n’est rien d’autre (cf. Appel de St Nazaire).
Même s’il s’agit de niveau de vie et de revenu (voir Une séquence particulière, la prédominance des rapports de distribution en raison même de la nature de la crise, c’est toujours de là qu’il faut partir), ce ne sont pas les plus pauvres qui sont sur les ronds points. L’âme politique du mouvement, ce qui constitue la fusion interclassiste, les en exclut. Transmuter la revendication économique en « isolement » vis-à-vis de l’Etat (il fallait que l’Etat dénationalisé en arrive à sa propre caricature dans la figure de Macron, il ne faut pas sous-estimer l’impact des petites phrases du Président et de ses acolytes) est le fait de ceux qui s’estiment lésés par cet isolement dans leur trajectoire sociale et se considèrent en mesure d’y remédier.
S’il est exact que le mouvement est pour l’instant bien représenté dans ce que l’on appelle la « France périphérique » (Christophe Guilluy), cette « France » ne se confond pas, contrairement aux thèses de Guilluy avec la France pauvre (si Zemour reprend les thèses de Guilluy, il fait bien attention de s’en distinguer sur ce point pour faire de cette « révolte » avant tout un phénomène identitaire, ce qui existe chez Guilluy mais « secondairement »). Cette « France périphérique » n’est pas globalement à l’écart des flux et des opportunités de la mondialisation. La « France périphérique » est avant tout une formule performative qui fait exister ce qu’elle est censée désigner : c’est-à-dire une population (ouvriers comme petits patrons et artisans) subordonnée aux activités des principales métropoles et se distinguant des banlieues. De l’ouvrier au petit patron, l’affiliation à ces flux, emplois et opportunités est aléatoire et peut constamment être remise en question. Les transports et la mobilité dépendante de l’automobile sont essentiels face à cette précarité de l’affiliation. Face aux métropoles des élites boboisées et des banlieues immigrées, cette « France » devient l’emblème du vrai travail et du combat pour le conserver qui en fait une valeur, du peuple et de la Nation. C’est en se disant « périphérique » que le peuple devient « « authentique ». On ne peut négliger la dimension et la surdétermination territoriale des pratiques de classes et des alliances que cette dimension peut engendrer (pas toujours en subordonnant la classe ouvrière, cf. les Ardennes à la fin des années 1970). Cette dimension est constitutive du mouvement des gilets jaunes, mais il faut la considérer pour ce qu’elle est.
Quand la mobilité, donc la territorialité, joue un rôle dans les luttes, le rapport social qui structure la lutte et définit les enjeux n’est pas le capital ou le travail salarié mais la propriété foncière régissant l’aménagement de l’espace. L’interclassisme est le symptôme de ce rapport social de production. En effet, parce que c’est la propriété foncière qui les structure et se pose elle-même comme leur enjeu, les luttes de classes comme luttes sur l’aménagement urbain ou l’aménagement du territoire portent sur un rapport de production « second » : la rente n’est qu’une partie de la plus-value extorquée dans le rapport entre capital et travail. Ce caractère « second » manifeste son essence propre en organisant les luttes autour du revenu et de la consommation. C’est la rente qui distribue sur un territoire les fonctions dans la division sociale du travail, les lieux de cantonnement et de circulation des diverses classes sociales, leur possibilité d’action et de présence dans les métropoles, c’est elle qui assigne des places concrètes, qui détermine la matérialité des relations sociales et des voisinages. Par elle, les niveaux de salaires et de revenus, les diverses fonctions autonomisées du capital, deviennent des réalités localisées. Si j’habite ici parce que je suis un ouvrier, là parce que je suis un trader, et encore là parce que je suis un ouvrier noir, cela dépend de mon salaire ou de mes revenus, mais c’est parce que la rente foncière existe, ce n’est pas un effet direct de mon salaire ; c’est un effet ne devenant effectif que médiatisé par la rente. L’affectation selon le revenu semble une telle évidence que l’on en oublie la mécanique interne qui la commande. Tous les rapports sociaux de production capitalistes sont « ligotés au sol », ainsi que les classes et leur distinction. Personne n’est attaché à la glèbe, mais le prolétaire ne quittera sa cité, son bidonville ou son pavillon que pour une autre cité ou un autre quartier ouvrier. Le capital nous fait prolétaire en général, la rente fait que l’on est toujours de quelque part… provisoirement (« Etre de quelque part » ne concerne ici que la relation à des territoires, sont ici laissées de côté les questions de « culture »). Mais de même que la rente assigne une fonction ou une classe à un lieu et à des circulations entre divers lieux de la production et de la reproduction, inversement elle attribue ces lieux à cette classe ou ce fragment de classe, elle les désigne comme les siens. En même temps qu’il structure la ville, l’ordre global dont la rente est partie prenante, amène à des formes d’appropriation toujours déterminées par lui, mais qui sont pour lui toujours une menace dans la mesure où ces déterminations sont intériorisées et reconstruites par les classes dominées comme modes de vie propres toujours territorialisés. La territorialisation devient une forme de conscience de soi.
Le prolétaire « libre comme l’air », archétype pour Engels de la classe révolutionnaire, n’est pas une réalité immédiate comme il le prétend dans La Question du logement, ce n’est pas un mythe non plus, c’est une abstraction légitime, c’est-à-dire un concept qui permet de comprendre son « assignation à résidence ».
Critiquant le proudhonien allemand qui lui sert de punching-ball et qui regrette que le prolétaire n’ait pas de lieu pour habiter et se trouve de ce fait « en dessous des sauvages », Engels écrit : « Pour créer la classe révolutionnaire moderne du prolétariat, il était indispensable que fût tranché le cordon ombilical (ah ! cette image récurrente du cordon ombilical comme relation de l’espèce humaine à la nature, nda) qui rattachait au sol le travailleur du passé. Le tisserand qui possédait à côté de son métier sa maisonnette, son jardinet et son bout de champ, était, avec toute sa misère et malgré l’oppression politique, un homme tranquille et heureux, qui vivait “en toute piété et honnêteté”, tirait son chapeau devant les riches, les curés et les fonctionnaires de l’Etat, et était au fond de lui-même 100 % un esclave. C’est la grande industrie moderne qui a fait du travailleur rivé au sol un prolétaire ne possédant absolument rien, libéré de toutes les chaînes traditionnelles, libre comme l’air ; c’est précisément cette révolution économique qui a créé les conditions qui seules permettent d’abolir l’exploitation de la classe ouvrière sous sa forme ultime, la production capitaliste. Et voici que notre proudhonien s’en vient, comme s’il s’agissait d’une grande régression, pleurant et gémissant sur l’expulsion des travailleurs de leur foyer, alors qu’elle fut justement la toute première condition de leur émancipation morale. (…) Le prolétaire anglais de 1872 se trouve à un niveau infiniment supérieur à celui du tisserand rural de 1772 ayant “feu et lieu”. Et le troglodyte avec sa caverne, l’Australien avec sa cabane de torchis, l’Indien avec son propre foyer, feront-ils jamais une insurrection de juin et une Commune de Paris ? » (Engels, op.cit., pp. 28 – 29). Sans remonter à la prise de la Bastille et au Faubourg Saint Antoine (cf. Sartre, Critique de la Raison dialectique) l’insurrection de juin 1848 et la Commune de Paris ne sont pas des exemples probants de l’action révolutionnaire du prolétaire qui, bien que non-propriétaire, serait « libre comme l’air » et « sans feu ni lieu ».
Si la propriété foncière est un rapport social de production, elle ne l’est pas au même titre que le capital ou le travail salarié. On peut la qualifier de rapport social « second ». En effet : « Si nous concevons le capital sous le seul aspect de la production de plus-value, à savoir dans son rapport avec l’ouvrier, quand il extorque du surtravail par la contrainte qu’il fait peser sur la force de travail, c’est-à-dire sur le salarié, cette plus-value, en plus du profit (profit d’entrepreneur plus l’intérêt), comprend également la rente… » (Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t.8, p.201). Rente absolue ou rente différentielle : « Ce surprofit est enlevé sous forme de rente au capital en fonction par celui dont un titre de propriété sur une parcelle du globe a fait le propriétaire de ces richesses naturelles. En ce qui concerne les terrains à bâtir, A. Smith a montré que leur rente, comme celles de tous les terrains non agricoles, est basée sur la rente agricole proprement dite. » (idem, p.156). Que ce soit comme exploitation de la terre aux fins de reproduction ou d’extraction, ou « l’espace, élément de toute production et nécessaire à toute activité humaine, des deux côtés, la propriété foncière exige un tribut. » (idem, p.157). C’est bien d’un tribut dont il s’agit, c’est-à-dire d’une partie de la plus-value que le capital extorque à l’ouvrier qui tombe dans la poche du propriétaire foncier à qui sont redevables aussi l’artisan ou le petit patron.
En 1872, Engels avait écrit trois articles sur la question du logement pour l’organe central du parti social-démocrate allemand, réunis en brochure en 1887 : La question du logement (éd. Sociales).
« Le travailleur se présente devant l’épicier comme un acheteur, c’est-à-dire comme quelqu’un possédant de l’argent ou du crédit, donc nullement comme un travailleur, c’est-à-dire comme quelqu’un vendant sa force de travail. L’escroquerie peut certes le toucher, comme d’ailleurs toute la classe moins fortunée, plus durement que les classes sociales aisées : elle n’est point un mal qui soit propre à sa classe. Il en est exactement de même pour la crise du logement. L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle croissant parfois dans d’énormes proportions (dans le chapitre « Rente sur les terrains à bâtir », Marx explique cette « valeur artificielle » comme une variante de la rente différentielle qu’il nomme alors « prix de monopole » : Le Capital, t.8, p.158) ; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais, ou du moins avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, des grands magasins, des bâtiments publics (Engels ne pouvait pas prévoir le rôle de tête de pont joué par les établissements culturels officiels ou parallèles et une population pas toujours aisée mais à fort capital culturel avec ses associations et ses manifestations de « défense du quartier » dans ces processus de « rénovation urbaine », nda). (…) Il en résulte que les travailleurs sont refoulés du centre des villes vers la périphérie, que les logements ouvriers, et d’une façon générale les petits appartements deviennent rares et chers et que souvent même ils sont introuvables ; car dans ces conditions, l’industrie du bâtiment, pour qui les appartements à loyer élevé offrent à la spéculation un champ beaucoup plus vaste, ne construira jamais qu’exceptionnellement des logements ouvriers.
« Cette crise de la location touche par conséquent le travailleur certainement plus durement que toute autre classe plus aisée ; mais pas plus que l’escroquerie de l’épicier, elle ne constitue un mal pesant exclusivement sur la classe ouvrière (souligné par moi), et, dans la mesure où elle la concerne, elle ne peut manquer de trouver également une certaine compensation économique, lorsqu’elle a atteint un certain degré et une certaine durée (Engels expose plus loin que cela doit entraîner une augmentation du salaire, nda). Ce sont ces maux-là, communs à la classe ouvrière et à d’autres classes, par exemple à la petite bourgeoisie, auxquels s’intéresse de préférence le socialisme petit-bourgeois, dont fait partie Proudhon lui aussi. Et ce n’est ainsi nullement un hasard, si notre disciple allemand de Proudhon s’empare avant tout de la question du logement qui, nous l’avons vu, n’intéresse pas du tout la seule classe ouvrière à l’exclusion de toutes les autres, et s’il déclare au contraire que c’est une question qui la concerne véritablement et exclusivement.
« “Le salarié est au capitaliste ce que le locataire est au propriétaire.” Ceci est complètement faux. Dans la question du logement nous avons, en face l’une de l’autre, deux parties : le locataire et le logeur ou propriétaire. Le premier veut acheter au second l’usage temporaire d’un logement ; il a de l’argent ou du crédit (…). Il s’agit là d’une simple vente de marchandise, non d’une affaire entre prolétaire et bourgeois, entre ouvrier et capitaliste ; le locataire – même s’il est ouvrier – se présente comme un homme qui a de l’argent (souligné dans le texte) ; il faut qu’il ait déjà vendu la marchandise qu’il possède en propre, sa force de travail, avant de se présenter, avec le prix qu’il en a retiré, comme acquéreur de la jouissance d’un appartement – ou bien il doit pouvoir garantir la future vente de cette force de travail. Tout ce qui caractérise la vente de la force de travail au capitaliste manque ici totalement. (…) Il y a donc ici (dans le rapport de l’ouvrier au capitaliste, nda) production d’une valeur excédentaire ; la somme totale de la valeur existante se trouve augmentée. Il en va tout autrement dans une location de logement. Quels que soient les avantages exorbitants que le propriétaire tire du locataire, il n’y a jamais ici que le transfert d’une valeur déjà existante, produite auparavant ; la somme totale des valeurs possédées ensemble par le locataire et son logeur reste la même après comme avant. (…) C’est donc déformer complètement les rapports entre locataires et logeurs que vouloir les identifier à ceux qui existent entre travailleurs et capitalistes. Bien au contraire nous avons affaire ici à une transaction commerciale du type courant, entre deux citoyens, et elle s’effectue selon les lois économiques qui règlent la vente des marchandises en général et, en particulier, celle de cette marchandise qu’est la propriété foncière. » (Engels, op. cit., pp. 23−24−25).
Ce qu’Engels écrit à propos du locataire et du logeur, nous pouvons l’étendre au rapport du contribuable à l’Etat à propos des services publics. Il est évident que le prolétaire, expulsé du centre ville ou vivant dans une favela déconnectée des réseaux, souffrira plus que le bourgeois qui peut se payer des services privés ou avoir les moyens personnels de suppléer au manque ou à la décrépitude des services publics, mais dans la couleur territoriale que prend alors sa révolte, le rapport social dans lequel il est engagé n’est pas le rapport de l’ouvrier au capitaliste, mais du contribuable à l’Etat, du consommateur aux services publics. C’est comme l’écrit Engels une « transaction commerciale du type courant » même si le prolétaire a l’impression parfaitement justifiée d’avoir été escroqué. La territorialisation de la révolte est nécessairement interclassiste (comme le souligne Engels en parlant d’ « échanges marchands ») mais l’interclassisme n’est pas en soi, par définition, une « tare » de la lutte des classes, il peut être une tension à son dépassement, tout dépend de l’instance qui le formalise, elle-même dépendante des conditions économiques, sociales et historiques de l’irruption des contradictions entre les classes, donc de leur existence réelle.
Le rapport social qui structure la lutte et définit les enjeux n’est pas le capital ou le travail salarié mais la propriété foncière régissant l’aménagement de l’espace. L’interclassisme est le symptôme de ce rapport social de production, il diffère en cela de ce qu’il est comme développement des rapports sociaux de production que sont le capital ou le travail salarié pour lesquels il peut être comme ne pas être. Ici, avec la propriété foncière, il est nécessaire. Parce que c’est la propriété foncière qui les structure et se pose elle-même comme leur enjeu, les luttes de classes comme luttes engendrée par l’aménagement du territoire portent sur un rapport de production « second ». Ce caractère « second » manifeste son essence propre en organisant les luttes autour du revenu et des rapports d’échange. Pour la classe ouvrière, cette lutte est une lutte sur ses conditions de reproduction : il est vrai que « le pouvoir immense de la propriété foncière lui permet d’empêcher en fait les ouvriers en lutte pour leur salaire, pratiquement d’élire domicile sur terre. Une partie de la société exige de l’autre qu’elle lui paie dans ce cas un tribut pour avoir le droit d’habiter la terre » (Marx, op. cit., p.156). Et, en conséquence, un tribut pour circuler sur terre. Mais le statut même de la propriété foncière qui structure la lutte (de par les propres objectifs et revendications de cette lutte) fait que cette reproduction de la force de travail est désarticulée (autonomisée) de la valorisation, la lutte est figée au niveau des revenus et des rapports inhérents aux échanges marchands « du type courant ».
Donc une revendication économique où le salaire n’est qu’un rapport de distribution (bien sûr injuste) et corollairement le mode de production est occulté, réduit au détournement du travail du peuple (qui n’est rien d’autre que la somme des individus telle que leur activité engendre un revenu, chacun ayant sa source propre, chacun contribuant à la richesse générale de par la valeur d’usage de son activité ou de son produit, le marginalisme est l’économie politique du peuple) par la finance et les grandes entreprises, plus précisément leurs patrons (voir Appel de St Nazaire). En résumé d’étape : une revendication économique à « âme politique » (Une séquence particulière explique le phénomène)
Mais c’est précisément là que les choses se compliquent. Il ya ceux qui ne voient là-dedans que du « nauséabond », et ceux qui « en sont » pourvu que « ça bloque », comme ils en « auraient été » le 6 février 1934 pourvu qu’on attaque la Chambre des députés. Puisque c’est seulement de revenus dont il s’agit, les rapports de distribution, le salaire comme revenu font que les salariés se retrouvent eux-mêmes confondus et amenés à côtoyer d’autres sources de revenus (artisans, petits patrons) subissant, bien que de façon différente quantitativement et qualitativement (achats des biens de subsistance ou renouvellement et extension des biens de production appelés « outils de travail ») ;. Dans le chapitre intitulé La formule trinitaire, après avoir rappelé la mystification inhérente à toute production marchande (p.204), Marx souligne qu’avec le MPC « cet univers magique et renversé connaît d’autres développements encore » (p.205). Cependant, il apporte immédiatement une restriction : « Si l’on considère d’abord le capital dans le procès de production immédiat – en sa qualité de soutireur de surtravail, ce rapport y est encore très simple et les liens internes réels du phénomène s’imposent aux agents de ce procès, aux capitalistes, qui ont conscience de ces liens. Une preuve frappante en est la lutte violente au sujet des limites de la journée de travail. » (ibid). Il est à noter que Marx prend ici comme exemple la journée de travail et non les luttes sur le salaire, vis-à-vis desquelles il a toujours une position très critique. Non pas qu’il soit contre (cf. la polémique avec Proudhon dans Misère de la Philosophie), « critique » au sens où il en souligne toujours le caractère éternellement recommencé car contrainte par la loi de la valeur de la force de travail et finalement la faisant respecter (cf. les conférences devant l’AIT : Salaire, prix et profit – 1865).
Revenons à la « complexification des choses » : les rapports de distribution ne sont que « l’envers des rapports de production », les deux « niveaux » ne sont pas dans une situation (relation) d’exclusion réciproque, mais fonctionnent dans ce que l’on peut appeler un « jeu dialectique » : les uns se réfléchissant dans les autres (cf. TC 25 Se positionner : rapports de production et rapports de distribution, p. 59).
Sur les rapports de distribution se construit une distinction entre pauvres et riches, distinction qui ne remet pas en cause l’origine et la substance de la richesse : valeur et plus-value. Entre riches et pauvres (ceux qui voyagent en jet prive et ceux qui ne peuvent pas faire le plein), la question de la répartition n’est pas liée à la substance même de la richesse. Les rapports de distribution c’est la relation fétichiste des revenus à leur source. Le travail n’est plus relié qu’à une certaine fraction de la valeur produite.
Dans les mouvements tels que celui des gilets jaunes, il faut approcher la « ligne de partage » délimitant dans quelle mesure d’une part, les rapports de distribution se désignent comme envers des rapports de production et, d’autre part, dans quelle mesure ils s’absolutisent eux-mêmes comme la totalité de la réalité sociale. Cette absolutisation et ce qu’elle implique politiquement et culturellement ne va pas de soi, l’envers est toujours présent.
A l’origine des gilets jaunes, ce n’est pas un fol optimisme ni une propension activiste que d’envisager que la « ligne de partage » se situe entre d’une part, un travail social et politique qui non seulement entérine le fait mais encore érige et promeut les rapports de distribution comme pôle absolu et, d’autre part, des luttes, des pratiques qui désignent les rapports de distribution précisément comme « l’envers des rapports de production », c’est-à-dire qui se situent dans la réflexivité. Tout en sachant qu’il peut y avoir de nombreuses situations intermédiaires. La distinction peut traverser une même pratique et/ou un même groupe social (subdivisions de classe). Dans une lutte, elle peut être synchronique ou diachronique.
Si ce n’est sur internet et sous pseudo, qui va aller dire à l’ouvrier retraité de la sidérurgie et à sa femme employée de collectivités qui ne bouclent pas leurs fins de mois et aident un peu leurs enfants au chômage qu’ils sont « nauséabonds » ? Il faut distinguer ce qui fait individuellement la présence importante d’ouvriers, retraités, employés (proportionnellement car en chiffres absolus les rassemblements et manifestations sont réduits) et la configuration d’ensemble que construit, dans le contexte actuel, leur mobilisation. Il faut distinguer les motivations de cette présence et le discours politique qui en découle. C’est précisément en les distinguant que l’on comprend la nécessité de ce discours à partir de ces motivations. La transmutation politique avec tout ce qui l’accompagne s’impose indépendamment de la volonté individuelle de chaque participant, c’est leur communauté indépendante d’eux qui existe ainsi de par leur présence et leurs motivations mêmes. Il faut encore préciser que dans un mouvement disparate comme celui-ci, cette « indépendance » (j’ajoute ici expressément des guillemets) trouve dans une fraction du mouvement ses représentants et incarnation.
C’est par cette « indépendance » que l’absolutisation passe par la déclinaison de toutes les reconstructions idéologiques découlant des rapports de distribution dont les principales manifestations sont bien décrites et articulées dans Une séquence particulière. Nous ne nous étendrons pas plus. Dans le second cas, la revendication contre l’injustice, la pauvreté, l’Etat dénationalisé, désignerait les rapports de production à l’intérieur même de la façon dont les rapports de distribution sont attaqués. Et, il est impossible de dire que dans les mobilisations des gilets jaunes la chose est absente.
Il est exact que ce sont toujours les rapports de distribution qui sont au devant, en premiers, parce que les individus partent toujours de leur existence. C’est vrai, les individus partent de leur vie quotidienne, de leurs revenus, c’est-à-dire des rapports de distribution, du fétichisme vécu comme un « destin ». Mais est-ce que les rapports de production sont forcément très loin de cela ? Il y a toujours jeu et non dichotomie entre rapports de production et rapports de distribution.
Parmi les gilets jaunes, la lutte contre l’injustice de la distribution s’est articulée avec les rapports de production. Comme compréhension de soi et de cette injustice, consciemment ou non, dans la pratique, dans les formes de son modus operandi peu contrôlé. Dans le Vaucluse, Chalençon, le porte parole, lui-même petit patron d’une forge avec deux salariés, s’est désolidarisé dès le dimanche soir (18 novembre) de la poursuite des blocages en semaine … avant de se reprendre dès le lendemain. Cette lutte contre l’injustice de la « distribution des produits » s’est reliée aux rapports de production en mettant en avant la « distribution des éléments de production » : l’absence de propriété, absence de moyens de production, la dépendance vis-à-vis de l’emploi dépendant de la mobilité, la pauvreté et l’assignation territoriale (le crédit de la maison ou de l’appartement devenus invendables quand l’entreprise qui structurait la zone a fermé ou s’est délocalisée).
« Aux yeux de l’individu, la distribution (il s’agit à la fois de la distribution des produits et de la distribution des instruments de production, Marx vient de définir les deux comme corollaires) apparaît tout naturellement comme une loi sociale qui fixe sa position au sein de la production (nous y voilà !), c’est-à-dire le cadre dans lequel il produit : elle précède donc la production (attention : “aux yeux de l’individu”, mais justement à partir des rapports de distribution et de leur injustice c’est le point de départ). L’individu n’a ni capital ni propriété foncière de par sa naissance : en venant au monde, il est voué au travail salarié par la distribution sociale. » (Marx, Introduction de 1857). C’est essentiellement à partir de la révolte contre l’injustice, au travers de cette forme de la distribution (des instruments de production) liée à la distribution des produits (revenus) que le jeu entre rapports de production et rapports de distribution peut être impacter de façon dynamique selon les circonstances historiques et locales. Une protestation contre l’utilisation de l’argent public, contre le peu d’investissement dans un quartier ou un « territoire », peut établir une relation dynamique dans le jeu entre rapports de distribution et rapports de production car c’est le rapport travail nécessaire / surtravail qui est en jeu (voir Marx, Le Capital, éd. Sociales, t.8, p.24, commentée TC 25, p.67).
Différentes tendances peuvent se croiser dans un même mouvement, se combattre ou s’ignorer. Dans ce jeu, toutes sortes de circonstances peuvent intervenir, mais ce qu’il faut définir c’est sur quelle matière celles-ci interviennent. Il faut non seulement que cette matière soit susceptible d’être « dynamisée », mais encore il faut que ce soit cette matière elle-même qui déterminant la spécificité présente de la crise, détermine les relations de classes qui vont la « dynamiser » ou inversement « l’absolutiser ». Entre l’absolutisation et la réflexivité, il ya toujours une tendance qui prend le dessus et ce dès la naissance d’un mouvement de par ce qui constitue sa caractéristique centrale. Pour les gilets jaunes, ce fut la transmutation politique de la revendication économique qui a assuré la victoire de l’absolutisation, transmutation qui contient alors toutes les déterminations égrenées dans Une séquence particulière : de la valeur travail à l’authenticité populaire. La réflexivité fut immédiatement absorbée comme moment de l’absolu des rapports de distribution avec sa formalisation politique. La toute petite bourgeoisie (je n’écris pas « classes moyennes ») pouvait alors dans le mouvement, au nom du peuple et de ce qui s’en suit, être hégémonique, c’est-à-dire fixer le cadre général de la revendication et celui des conflits (et de leurs termes) pouvant intervenir au sein même du mouvement. Parodiant Hegel (Principes de la philosophie du droit, § 297), on peut écrire qu’elle devenait « l’intelligence cultivée et la conscience légale (juridique) de la masse du peuple ».
C’est paradoxalement là où, attaquant l’Etat, le mouvement apparaît comme le plus « radical » qu’il se définit et se limite comme le peuple. Il ne s’agirait plus que de ramener l’Etat dans le peuple (à ce propos, Marx, Critique de la philosophie de l’Etat de Hegel, éd. Costes, pp. 240 – 241). Ce faisant ce n’est pas dans les rapports sociaux qui font qu’il y a Etat que sont présentées les causes de « l’injustice », mais dans une forme politique déterminée (la mauvaise représentativité, les élites, l’énarchie …) qu’il s’agit de remplacer par une autre. Face au peuple devenant directement Etat, la critique démocratique du populisme n’est pas chose aisée. Pierre Rosanvallon faisait remarquer, il y a déjà quelques années : « Nous avons besoin de pouvoir faire philosophiquement une critique démocratique du populisme. Ce qui est en cause, pour faire vite, dans une perspective populiste, c’est une vision extrêmement pauvre de la démocratie, une vision primitive de la volonté générale. Le populisme considère que l’énergie sociale est en permanence étouffée par les élites, étouffée par les appareils, étouffée par les partis, étouffée par les institutions. C’est une vision très discutable de la démocratie. La démocratie ce n’est pas simplement l’enregistrement passif des volontés, c’est la construction du vivre ensemble. La volonté commune n’est pas donnée au point de départ. Elle se construit dans le débat et la délibération. C’est sur cette base que l’on peut faire une critique méthodologique, philosophique du populisme. Il n’y a pas un “ déjà là “de la volonté générale, un “ déjà là “de l’énergie sociale. (…). Si l’on a une vision décisionniste de la démocratie, on ne peut pas faire la différence entre populisme et démocratie. » (Pierre Rosanvallon, le Monde du 14 décembre 1993.) La démocratie a un problème avec le populisme. Disons seulement que la « volonté générale » est une réalité, ce sont toujours les intérêts de la classe dominante qui se font valoir comme intérêts généraux, la démocratie, dans le mode de production capitaliste, est le processus le plus adéquat de ce « faire valoir » et ce pour les raisons même qu’énonce Rosanvallon.
La représentation pacifiée en « volonté générale » d’une société reconnue comme nécessairement conflictuelle (c’est là toute la force de la démocratie) est un travail et non un reflet. C’est-à-dire que dans le fonctionnement démocratique de l’Etat, la réification et le fétichisme sont des activités, c’est la politique comme partis, débats, délibérations, rapports de force dans la sphère spécifique de la société civile, décisions. La démocratie semble inexorablement devenir populiste parce que c’est le travail de représentation qui est en crise. Partout c’est la disparition de l’identité ouvrière et par là de sa représentation politique social-démocrate et/ou communiste qui déstabilise le fondement politique de l’Etat démocratique. Celui-ci est la pacification d’un clivage social que la démocratie reconnaît comme réel au moment où elle en est la représentation comme affrontement entre citoyens. Contrairement au populisme, la démocratie est la reconnaissance du caractère irréductiblement conflictuel de la « communauté nationale », de ce point de vue la reconnaissance de la classe ouvrière a été historiquement au cœur de la construction de la démocratie, elle en fut même le moteur et le critère. Dans les formes politiques actuelles du cours de la crise, on peut relever une crise de l’hégémonie de la classe capitaliste. Domination et hégémonie ne sont pas identiques, il peut y avoir domination sans hégémonie (Gramsci). L’hégémonie consiste à produire le cadre incontournable des débats et des oppositions, c’est imposer à l’autre les termes mêmes de son opposition. Le processus de devenir hégémonique de la bourgeoisie fut très long à s’achever en France, on peut dire qu’il n’arrive à terme qu’avec la troisième République, il s’effondre actuellement. Ce qui est loin de signifier ipso facto l’émergence d’une discours révolutionnaire parlant sa langue propre, c’est plutôt un puzzle, un émiettement qui occupe la place de l’hégémonie, émiettement que le peuple vient subsumer et couronner.
Avec les gilets jaunes, c’est dans la politique et la critique de l’Etat actuel que sont absolutisés les rapports de distribution avec leur cortège idéologique.
C’est finalement toujours sur la question du « plancher de verre » que butte cette dialectique entre rapports de production et rapports de distribution. Dans le cours du mouvement avait lieu à Carpentras et à Monteux une grève salariale sur deux sites de Mc Cormick (Ducros et Vahiné). Sur une photo publiée dans La Provence (20 novembre 2018), sous la banderole « usines en grève », de nombreux grévistes portent le gilet jaune. Sans tomber dans une survalorisation des « luttes d’usine », actuellement la domination des rapports de distribution est non seulement, comme toujours, le fait que c’est l’ « illusion nécessaire dans laquelle nous vivons », mais encore tient aux conditions de la crise et au déroulement, du moins en occident, des « grands mouvements sociaux » que nous avons eu ces dernières années et au « plancher de verre » qui leur est lié (leur incapacité à pénétrer les lieux de production). De même que le mouvement des gilets jaunes ne pouvait par nature pénétrer les lieux de la production, de même le ralliement ouvrier au mouvement ne pouvait être que symbolique (c’est en passant au niveau de la reproduction qu’une lutte revendicative peut se remettre en cause en tant que telle). Symbolique mais existant. Seuls les révolutionnaires professionnels se précipitent tête baissée sur n’importe quel blocage, voyant la dynamique révolutionnaire à l’œuvre dans tout ce qui bouge ou, inversement, sachant ce qu’est la révolution communiste de ses débuts à sa fin se bouchent le nez quand les cases de leur tableau à double entrée ne sont pas toutes cochées.
Le pékin moyen (entre autres rédacteurs et/ou lecteurs de Théorie Communiste), sait que les fins de mois sont difficiles, que les salaires ne bougent pas, que la pression fiscale augmente, que les déficits publics ont été sciemment creusés depuis trente ans, que tout s’est accéléré quand la dette publique a explosé à partir de 2008 pour renflouer le système financier et que maintenant il faut éponger. Le pékin moyen le sait, alors, selon les circonstances, il se tourne contre son patron (Mc Cormick a lâché 80 Euros minimum d’augmentation à ses salariés de Monteux et Carpentras) et/ou contre l’Etat, trouvant de moins en moins que payer l’impôt est un « acte citoyen » (sondage du Monde du 23 novembre 2018). Et si, comme il s’avère maintenant, tous les coordonnateurs départementaux qui se concertent à Paris (vendredi 23 novembre) ont des allures et des têtes de petits patrons, le pékin moyen qui n’est pas un imbécile s’en apercevra … ou non. « Ou non » ? C’est la question. Les pressions objectives qui embarquent tout le monde sur la question du revenu, du peuple, de la légitimité de l’Etat ne sont pas des « manœuvres », elles sont actuellement fortes et résultent de la nature même de la crise depuis 2008. Quelle que soit sa composition sociale le mouvement des gilets jaunes ne peut y échapper d’autant plus qu’il s’y reconnaît.
Christophe Chalençon, porte-parole des gilets jaunes dans le Vaucluse (département particulièrement actif) proclamait sur une vidéo tournée sur un point de blocage dimanche 18 : « nous avons lancé un mouvement planétaire ». S’il exagérait légèrement, l’Appel de St Nazaire se réclame « seulement » d’une « vague européenne » de réveil des peuples, on sait que c’est là le discours de Marine Le Pen, de Victor Orban, des manifestants de Chemnitz, etc.
Dans la crise telle qu’elle se développe maintenant comme crise de la mondialisation (voir Trump), cette crise de la mondialisation est une crise de ce qui en constituait le cœur : la double déconnexion (voir Revendiquer pour le salaire, TC 22, p.135 et TC 22, le chapitre sur la mondialisation in « La restructuration telle qu’en elle-même »). Les linéaments d’une possible restructuration (qui s’effectuera réellement comme d’habitude dans l’affrontement entre la classe capitaliste et le prolétariat sur les modalités de l’exploitation, de l’extraction de surtravail) passent pour l’instant par le conflit avec les mouvements populaires plus ou moins nationalistes sur les thèmes de la répartition du revenu, de la famille, des valeurs, de la citoyenneté (pour une fois, si l’histoire se répète toujours deux fois, la farce aura précédé la tragédie). La double déconnexion est au cœur du moment présent de la crise de la mondialisation.
C’est cela que manifestent des mouvements comme celui des gilets jaunes, mais tant que la crise de la mondialisation se déroulera ainsi ce n’est que la dynamique conflictuelle de la restructuration (au moins ses linéaments) qui est à l’œuvre. Rien d’autre. Même si de telles oppositions ne doivent pas être sous-estimées (cf. Tsipras et Bruxelles : La cigarette sans cravate, le chapitre Syriza et les institutions un affrontement non feint, p.67 et principalement p.70, sur le même thème attendons la suite de la confrontation entre l’UE et l’Italie), le capital est présent des deux côtés et reste l’avenir du monde.
23 novembre 2018