Il n’y a malheureusement pas que le XVIIIe siècle dans la vie. On pourrait mener des exercices de lecture semblables aux miens à propos de n’importe quelle période historique. Il y a même une période qui serait d’un meilleur rendement que le Siècle des lumières : le Moyen Âge n’est-il pas partout dans la culture contemporaine ? Les mécanismes de son appropriation ne se distingueraient cependant pas substantiellement de ceux que j’ai voulu mettre au jour.
Les créateurs et les œuvres du passé tirent d’abord bénéfice, pour occuper l’espace public, d’une forme de réduction. À quelques mots : « il faut cultiver notre jardin ». À un nom propre ou à une périphrase : « Candide », « le patriarche de Ferney », « le citoyen de Genève ». À un substantif ou à un adjectif : le « sadisme », le « marivaudage », l’esprit « voltairien », les bureaucraties « kafkaïennes ». Voilà ces « traces » qui précèdent les créateurs et les œuvres dont parle Calvino dans Pourquoi lire les classiques (p. 9).
Certains noms, certains textes et certaines images s’imposent également dans l’espace public grâce à leur présence sans cesse reprise. La presse est un bon relais pour la pérennisation des classiques, mais ajoutons-lui le cinéma, la télévision, le Web, des boutiques, des produits commerciaux, la littérature, la chanson, le discours politique, les jeux vidéo, la bande dessinée, le théâtre et l’école, et nous pouvons comprendre comment une œuvre s’inscrit dans la durée. Il est des visages que l’on voit toujours ; d’autres, jamais.
Un des effets pervers de cette réduction et de cette multiplication est que les œuvres elles-mêmes risquent de ne plus être vues, lues, écoutées. Les spectateurs de cinéma peuvent penser que les romans de Jane Austen se résument à des histoires de mariages à faire ou à éviter et dès lors se considérer libérés de leur lecture; ce serait oublier combien la romancière est habile à faire entendre la voix singulière de chacun de ses personnages, combien elle ne leur passe rien, combien son regard est acéré. Ramener Candide aux sempiternels « arpents de neige » et le lire comme une simple critique de la Nouvelle-France, c’est perdre de vue ce qui constitue la force du conte voltairien aujourd’hui, son ironie et, par là, son refus des discours supposés transparents. Citons encore une fois, la dernière, Calvino : « Les classiques sont des livres que la lecture rend d’autant plus neufs, inattendus, inouïs, qu’on a cru les connaître par ouï-dire » (p. 10).
Ne nous contentons pas des ouï-dire.
Benoît Melançon est professeur titulaire au Département des littératures de langue française de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal .
Le texte ci-dessus est la postface de son ouvrage Nos Lumières. Les classiques au jour le jour (Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.).
Portrait de Benoît Melançon par Andrew Dobrowolskyj (Université de Montréal)
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