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Le grand entretien

Entretien avec Henrikas Yushkiavitshus :

Comment dit-on "presse libre" en russe ?

par Claude Moisy

Bien que les médias de l’ex-URSS, et surtout la télévision, soient sous haute surveillance, tout espoir n’est pas perdu.

Quinze ans après la chute du mur de Berlin et la fin du totalitarisme en Europe, les médias d’information ne sont guère plus indépendants en Russie et dans la plupart des pays de l’ancienne Union soviétique qu’ils ne l’étaient du temps de Staline. Le Kremlin et les potentats locaux gardent presque partout le contrôle des moyens d’information de masse, en particulier de la télévision. La place que quelques oligarques occupent à la tête de médias « privés » n’améliore pas la situation. Leurs marchandages avec le pouvoir politique se font le plus souvent aux dépens de l’indépendance des journalistes. Cette indépendance reste pleine de risques : la Russie et ses anciennes possessions sont parmi les régions du monde qui comptent le plus d’assassinats de journalistes, toujours impunis.

La soumission des médias russes au pouvoir politique est dans l’ordre des choses. Le régime de Vladimir Poutine pratique un autoritarisme d’autant plus affirmé qu’il ne semble pas déplaire à la population. Les mesures restrictives qu’il vient de prendre contre la « société civile », associations ou organisations non gouvernementales soupçonnées d’avoir des liens avec le monde occidental, ont facilement reçu l’approbation du Parlement. Selon une récente étude du Pew Research Center américain, deux Russes sur trois disent préférer un « leader fort » à la démocratie.

Pourquoi ? Comment ? Quel avenir pour la liberté de la presse en Russie ? Médias en discute avec un spécialiste, Henrikas Yushkiavitshus, que ses amis appellent plus simplement Yush. De double nationalité lituanienne et russe, il a été pendant dix-neuf ans vice-président de Gostelradio, l’organisme d’État régissant l’audiovisuel en Union soviétique. Proche collaborateur de Mikhaïl Gorbatchev dans la politique d’ouverture de la Glasnost, il est venu à Paris en 1990 comme directeur général adjoint de l’Unesco pour la communication, l’informatique et l’information. Pendant dix ans, il y a activement mené la nouvelle politique de soutien à l’indépendance des médias en rupture avec la tendance dirigiste du « Nouvel ordre mondial de l’information » des années 70 et 80. Il demeure aujourd’hui conseiller spécial pour la communication du Directeur général de l’Unesco.

Pourquoi un tel manque de progrès de la liberté dans l’ancienne Union soviétique ?

Ce sentiment que rien n’a changé n’est pas tout à fait justifié. Il y a eu différentes périodes. Avant même 1990, quand Gorbatchev était au pouvoir, la Glasnost a été l’initiative la plus réussie de sa politique d’ouverture. Elle a suscité un regain d’intérêt de la population pour les médias. Soudain les gens voyaient à la télévision et entendaient à la radio des choses qu’ils n’avaient jamais vues ni entendues avant. Ils pouvaient lire dans les journaux des informations auxquelles ils n’avaient jamais eu accès.

Pourquoi cela n’a-t-il pas continué sur cette lancée après l’effondrement du régime communiste ?

Après 1990, plusieurs choses sont parties dans la mauvaise direction. D’abord, la théorie du quatrième pouvoir qui nous venait des Etats-Unis a été appliquée de travers en Russie. Nous avons eu tout à coup des journalistes qui devenaient membres du Parlement, ce qui créait un conflit d’intérêts entre leur profession de journaliste et leur profession de politicien. Au lieu de devenir le « chien de garde » du pouvoir, le journalisme devenait le pouvoir tout court, et comme tous les pouvoirs, il s’ouvrait à la corruption.

Ensuite, la privatisation des médias publics ne s’est pas faite dans un véritable contexte d’économie de marché. Derrière les nouveaux journaux, les nouvelles radios et télévisions, vous avez eu tout de suite des groupes politiques. Et la plupart de ces groupes et des personnalités qui les animaient, comme Vladimir Goussinski ou Boris Berezovski, n’avaient aucun intérêt à donner à ces médias la possibilité de fonctionner dans l’indépendance. Elles voulaient détenir des moyens d’influence sur le pouvoir. La meilleure illustration de cette situation malsaine a été donnée en 1996 lorsque Goussinski, patron de la télévision MTV, s’est engagé à faire campagne pour la réélection de Yeltsin à la présidence et que Yeltsin, en échange, a donné l’ordre à Gazprom (compagnie d’Etat) de faire à MTV un prêt de 800 millions de dollars qui, naturellement, n’a jamais été remboursé.

Est-ce que cela venait du fait qu’après 70 ans de totalitarisme, il n’y avait pas en Russie assez de journalistes capables de pratiquer leur métier avec indépendance ?

Je ne veux pas accuser seulement les journalistes. La situation économique du pays était telle qu’il n’y avait pas vraiment de marché libre des médias. C’était toujours un marché étroitement contrôlé par des groupes politiques et des groupes économiques. Il était impossible pour des journaux et des magazines de vivre seulement de leurs ventes et de la publicité. Ce n’est que plus tard que la télévision est devenue un « business » pouvant vivre de la publicité, parce que ce marché s’est considérablement développé en Russie. Il a été multiplié par six depuis l’an 2000.

« Tous les dirigeants, dans l’ex-Union soviétique, ont conservé le réflexe de contrôler l’information de masse, c’est-à-dire la télévision. Aujourd’hui, il n’y a pratiquement aucun programme de télévision qui soit indépendant. »

Pourtant, la plupart des pays d’Europe de l’Est sortis du bloc communiste, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie ou la République tchèque, ont rapidement retrouvé des médias indépendants dans un climat de liberté d’expression et d’information. Pourquoi pas en Russie ?

Vous auriez pu ajouter les pays Baltes. On a tendance à oublier que tous ces pays ont eu des expériences démocratiques plus anciennes que la France ou l’Allemagne, et la majorité de leur population, particulièrement les jeunes, s’est enthousiasmée pour les changements politiques après 1990. La Russie, par contre, n’avait aucun souvenir de la démocratie. Elle n’avait eu que les tsars, puis Lénine et Staline. Gorbatchev lui-même manquait d’expérience de la démocratie.

Est-ce que cela veut dire qu’il n’y a pas eu vraiment de demande du public russe pour une information indépendante du pouvoir politique ?

Il s’est passé quelque chose de très étrange. Du temps des Soviets, s’il apparaissait dans un journal quelque critique du système, cela voulait dire que quelque chose allait se passer, que quelque changement allait intervenir. Ce que les gens lisaient dans le journal était l’annonce que des décisions se préparaient. Aujourd’hui, il n’y a plus cette connexion entre ce que disent les journaux ou la télévision et ce qui va se passer. D’autre part, du temps des Soviets, il y avait des journaux et des journalistes qui s’efforçaient de temps en temps d’écrire entre les lignes pour faire entrevoir la vérité à leurs lecteurs, même au risque d’être gravement sanctionnés. Aujourd’hui, les médias de masse ne sont plus que les intruments de relations publiques du pouvoir politique ou économique.

Autrement dit, il n’y a pas beaucoup de différence entre ces médias de relations publiques d’aujourd’hui et les médias de propagande du pouvoir soviétique ?

Là, il faut distinguer entre les journaux et la télévision. Dans la presse écrite vous avez encore un certain pluralisme, des différences d’opinion. Par exemple, vous avez un journal comme Kommersant qui appartient au groupe du financier Berezovski qui ne pourrait pas revenir à Moscou sans être arrêté mais qui peut quand même financer un journal distribué en Russie, et qui ne se porte pas mal. Bien sûr, la distribution de tels journaux d’opinion est limitée et ne peut se comparer aux tirages de la presse écrite du régime soviétique. Avec la Poste qui marche très mal, plus ils cherchent à étendre leur distribution, moins cela leur rapporte.

La télévision, c’est autre chose. Il est clair qu’elle est graduellement passée sous le contrôle du gouvernement, du Kremlin. Tous les dirigeants, dans l’ex-Union soviétique, ont conservé le réflexe de contrôler l’information de masse, c’est-à-dire la télévision. Aujourd’hui, il n’y a pratiquement aucun programme de télévision qui soit indépendant. C’est d’autant plus paradoxal que Poutine lui-même reconnaît que c’est mal, que cela crée dans la société une atmosphère de scepticisme, de cynisme vis-à-vis de la télévision. Dans un récent discours au Parlement, il a dit : « Nous devons respecter le droit du public à une information objective. C’est un important problème politique. Nous devons faire en sorte que l’audiovisuel public soit objectif et indépendant de toute influence, qu’il reflète tout l’éventail des opinions politiques du pays. »

Il a peut-être dit ça, mais ça n’empêche pas qu’il y ait aujourd’hui confusion quasi totale entre pouvoir politique et pouvoir médiatique ?

Absolument. Mais il y a quelque chose de nouveau et de très intéressant avec la télévision. C’est l’importance du rôle financier désormais joué par la publicité. Le budget des télévisions d’Etat provient en grande partie de la publicité qui est pratiquement monopolisée par une seule société dont la majorité du capital appartient à un ancien ministre de l’Information devenu conseiller de Poutine. Des personnalités politiques de haut niveau deviennent des personnages clés du monde des affaires. Si vous regardez la haute administration autour du Président, presque tout le monde est en même temps président ou directeur général d’un important groupe industriel ou commercial.

Revenons à l’opinion publique. L’absence quasi totale de liberté de l’information, du moins à la télévision, n’empêche apparemment pas le président Poutine d’être populaire ?

C’est vrai qu’il est populaire auprès de la majorité des gens. Mais il y a des hauts et des bas selon les problèmes et les événements. Par exemple, sa popularité a baissé quand il y a eu une réforme des retraites. Et quand la télévision a essayé de démontrer que la réforme était favorable aux retraités alors que les gens avaient constaté qu’elle était mauvaise pour eux, ils ont perdu confiance dans la télévision. Mais il faut garder à l’esprit que la plupart des gens ne regardent pas la télévision pour l’information. Il s’agit essentiellement pour eux d’un divertissement, surtout dans les régions éloignées de Moscou où il n’y a pas d’autres distractions. Rendez-vous compte qu’en un an, sur les cinq télévisions nationales de Russie, il a été diffusé 17 000 séries de soap operas, plus que dans aucun autre pays du monde. C’est une politique déterminée : de l’information contrôlée et un flot de soap operas !

Même les assassinats et autres agressions de journalistes ne semblent guère troubler cette indifférence de l’opinion publique pour une information indépendante ?

Oui, sur ce plan-là, la situation est très mauvaise. Je ne dirais pas que la société est indifférente. Le problème, c’est que la violence contre les journalistes n’est absolument pas réprimée par les autorités. Après des dizaines et des dizaines d’assassinats de journalistes, pratiquement aucun coupable n’a été arrêté et encore moins condamné malgré les assurances réitérées de Poutine à ce sujet.

Après 1990, le phénomène le plus dangereux de la société russe a été l’apparition de mafias. Entre 1996 et 1998, ce fut le tour des oligarques. Aujourd’hui ce sont les fonctionnaires corrompus. Une des raisons pour lesquelles il y a une telle impunité est que la corruption est répandue dans toutes les structures de l’Etat, y compris le ministère de l’Intérieur. C’est un cercle vicieux : il ne peut y avoir de justice indépendante que s’il y a des médias indépendants.

Les journalistes sont donc moins les victimes de la répression de l’Etat que d’une absence générale d’Etat de droit ?

Je dirais plutôt d’une combinaison de tous ces facteurs. Et bien sûr, après les enquêtes indépendantes de presse sur des drames comme la sanglante prise d’otages dans un théâtre de Moscou en 2002 ou de la tuerie de l’école de Beslan en 2004, il y a eu immédiatement des tentatives pour limiter légalement la liberté des journalistes, la liberté de couvrir de tels événements. Il faut reconnaître que Poutine a mis son veto à plusieurs de ces propositions. Elles étaient faites pour masquer l’inefficacité des services de lutte contre le terrorisme et faire de l’information le bouc émissaire de cette inefficacité. Mais la Russie n’est pas le seul pays où la lutte contre le terrorisme sert de prétexte à des restrictions des libertés, y compris de la liberté d’informer, n’est-ce pas ?

Est-ce que la profession, en Russie, réagit suffisamment contre toutes ces menaces ?

Une partie du problème est que la profession est elle-même très corrompue. Il y a un système très répandu d’articles publiés comme de l’information mais qui sont en fait payés par des société commerciales ou des groupes politiques. Cela s’appelle le « zakazukha ». Les salaires des journalistes, surtout dans les médias régionaux et locaux, sont si bas qu’il y a pour beaucoup d’entre eux une tentation irrésistible de se faire un peu de revenus supplémentaires avec ces articles payés. Et ce n’est pas limité aux journalistes de base. Leurs rédacteurs en chef pratiquent souvent eux-mêmes le « zakazukha ». Le même système existe aussi à la télévision.

Internet et les blogs ont-ils commencé à jouer un rôle dans l’amélioration de la circulation d’une information indépendante ?

Oui, cela a commencé. Mais les dirigeants ont compris le danger, et il y a de plus en plus de projets d’intervention de la part de toutes sortes de structures administratives pour contrôler davantage Internet. On n’en est pas encore à limiter l’accès aux réseaux. La Russie n’est pas la Chine. Mais si vous voulez créer votre propre site, par exemple, il faut être enregistré et on multiplie les formalités. Comme toujours, bien sûr, c’est au nom de la lutte contre la criminalité et contre le terrorisme.

Tout cela est bien sombre. Y a-t-il de l’espoir quelque part ?

Oui, malgré tout il y a de l’espoir. En septembre 2004, une grande conférence de journalistes russes s’est tenue près de Sotchi, sur les bords de la mer Noire, ils étaient environ 2 000 pour discuter du thème « Moralité de la presse et moralité de la société ». Il y avait beaucoup de jeunes journalistes, idéalistes et passionnés, qui disaient que la profession avait besoin d’être protégée contre elle-même, que le système des faux articles rédactionnels payés par des commanditaires était intolérable, la honte du journalisme russe. Ils ont déploré qu’au lieu de dénoncer la corruption, comme c’est leur rôle, les journalistes soient devenus eux-mêmes corrompus. L’Union des journalistes russes s’est engagée à lutter activement contre le système du « zakazukha ». Alors, espérons !


 
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